
Ahmed al- Charaa, à Damas, le 17 décembre 2024. Photo d'illustration : Sana via AFP.
La chute spectaculaire et imprévisible du régime Assad et la prise de Damas par Hayaat Tahrir al-Cham (HTC) ouvrent de nouvelles perspectives pour la région. L’opinion publique arabe semble se réjouir du départ de celui dont le nom était associé à la barbarie, au trafic de drogue et à une connivence avec l’Iran. Cependant, les gouvernements arabes divergent dans leurs réactions.
Malgré un consensus apparent sur le soutien aux choix du peuple syrien, une analyse de la couverture médiatique des principales chaînes panarabes – la qatarie Al Jazeera, la saoudienne Al Hadath, et l’émirienne Sky News Arabiya, toutes liées à leurs gouvernements respectifs qui en détiennent des parts de propriété - révèle des récits divergents. Ces trois chaînes ont prouvé leur rôle central en tant qu’outils d’influence et de diplomatie pour les gouvernements du Golfe, particulièrement depuis les printemps arabes. Cependant, l’ampleur et l’imprévisibilité des transformations en Syrie posent un défi aux récits idéologiques hérités des années 2010 et structurés autour de la division verticale entre un camp islamo-révolutionnaire mené par Doha et Ankara d’un côté, et un camp militariste anti-islamiste de l’autre mené par Riyad et Abu Dhabi. Si ces narratifs paraissent aujourd’hui inadaptés à une situation où les enjeux géopolitiques se recomposent rapidement, les trois chaînes ne semblent pas en avoir tiré les mêmes conclusions.
Une analyse des dépêches publiées par les trois chaînes sur leurs sites et réseaux sociaux, de leurs journaux télévisés et des émissions consacrées à la Syrie entre le 24 décembre et le 1er janvier permet de confirmer ce constat. Sur cette période, deux thèmes ont particulièrement focalisé l’attention de l’opinion publique syrienne et des chancelleries occidentales : la question des minorités d’une part, et les combats entre la Turquie et les forces kurdes dans le Nord-Est de la Syrie.
Les fêtes de Noël comme premier test
Alors que HTC tâche de faire de son attitude conciliante envers les minorités un vecteur de légitimation interne et internationale de la nouvelle administration, les premiers incidents depuis la libération de Damas impliquant les communautés chrétiennes et alaouites ont été scrutés à la loupe par les trois chaînes, qui ont ainsi contribué à façonner la perception du groupe par leurs audiences respectives.
Dans la nuit du 23 au 24 décembre, des hommes armés ont incendié un sapin de Noël dans le village chrétien de Souqaylabiya, près de Hama. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, des hommes, d’origine ouzbèke, appartenaient au groupe « Ansar al-Tawhid », affilié à la coalition qui a pris le pouvoir à Damas le 8 décembre dernier. Bien que HTC ait rapidement dépêché des responsables sur place pour contenir l’incident, celui-ci a déclenché des manifestations dans les quartiers chrétiens de Damas et suscité une tempête de réactions sur les réseaux sociaux. Une autre vidéo, montrant l’incendie d’un mausolée d’un religieux alaouite à Alep fin novembre, a ravivé les tensions les 24 et 25 décembre, provoquant des manifestations dans les localités alaouites comme Tartous, Homs et Lattaquié.
Sky News, dès le 24 décembre, a largement couvert ces incidents, diffusant plusieurs reportages et publiant plus de cinq dépêches en deux jours. À partir de ces évènements relativement isolés, la chaîne tisse un récit global sur la menace pesant sur les minorités en Syrie. Elle a, par exemple, diffusé un reportage sur Maaloula le 24 décembre, village chrétien pris par le Front al-Nosra en 2013 , soulignant ainsi le passé jihadiste de HTC et son attitude hostile envers les minorités. Contrairement à Al Jazeera et Al Hadath, Sky News continue de désigner le leader de HTC par son nom de guerre, Abou Mohammad al-Joulani, refusant ainsi d’acter la transformation affichée par celui qui se fait désormais appeler Ahmad Al Charaa et multiplie les gestes d’apaisement envers les minorités.
Al Jazeera, de son côté, a passé l’incident du sapin de noël sous silence, relayant uniquement sur son compte Twitter les propos d’un représentant de l’Église grecque-orthodoxe critiquant les manifestants. A contrario, le 25 décembre, elle a couvert de manière extensive les célébrations de noël, offrant une image positive de la situation des chrétiens dans la Syrie post-Assad. Concernant les manifestations alaouites, la chaîne a préféré mettre en avant des accrochages armés et des actes de vandalisme, attribués à des partisans de l’ancien régime selon les déclarations officielles du ministère de l’Intérieur. Par ailleurs, Al Jazeera, reprend la version de la police de Alep accusant des éléments pro-Assad de l’incendie du mausolée alaouite lors de libération de la ville. Globalement, la chaîne peut donner l’impression de ne pas souhaiter embarrasser la nouvelle administration à Damas.
Al Hadath a adopté une position plus nuancée. Elle a couvert les manifestations alaouites tout en évoquant des tentatives présumées de déstabilisation orchestrées par des membres de l’ancien régime et de l’Iran. La chaîne a également rapporté l’incendie du sapin de noël et les manifestations dans les quartiers chrétiens, relayant cependant les déclarations rassurantes de responsables religieux minimisant l’impact des incidents et excluant la responsabilité de la nouvelle administration. Tout en relayant les faits, la chaîne s’abstient d’une spéculation sur leur portée politique ou sécuritaire.
La question kurde
La question Kurde joue aussi un rôle pour structurer la perception du groupe, notamment auprès des opinions occidentales qui ont été sensibilisées au sort des Kurdes et de leur rôle dans la lutte contre l’EI. La couverture par ces chaînes des combats du Nord-Est opposant forces kurdes et pro-turques est donc dictée par l’attitude de leurs capitales envers la nouvelle administration syrienne et envers Ankara.
En parallèle de l’offensive de HTC à partir d’Idlib le 27 novembre, l’Armée nationale syrienne (ANS), composée de factions pro-turques, a lancé une offensive contre les territoires contrôlés par les Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par des groupes armés kurdes comme les YPG (Unités de protection du peuple) et des éléments du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), considéré comme entité terroriste par les États-Unis et la Turquie.
Sky News a accordé une large couverture à ces affrontements, présentant les FDS en posture défensive face à l’ANS. La chaîne émirienne a adopté un récit mettant en garde contre l’influence turque en Syrie, reprenant à son compte les déclarations des parties kurdes. Par exemple, pour décrire les forces pro-turques, la chaîne refuse d’employer leur nom officiel, les qualifiant de « factions armées loyales à la Turquie ».
Al Jazeera, en revanche, a peu couvert ces événements et a adopté une perspective favorable à Ankara, rapportant les déclarations des responsables turcs, y compris celles du président Erdogan, mettant en avant leur « rôle historique » et l’aide apportée au peuple syrien. La chaîne parle de combats entre l’ANS et le PKK, reprenant ainsi le narratif officiel turc, tout en minimisant les références aux FDS - qui jouissent d’une reconnaissance internationale pour leur rôle dans la lutte contre l’EI aux côtés de la Coalition internationale.
Al Hadath, de son côté, a offert un récit plus équilibré, faisant écho à la fois aux aspirations civiques des Kurdes dans la nouvelle Syrie et les craintes sécuritaires de la Turquie liées à la présence d’éléments du PKK à sa frontière sud. Si la chaîne offre une plateforme aux responsables kurdes en les invitant régulièrement sur ses ondes et à travers son correspondant à Qamishli, elle évite de critiquer trop ouvertement Ankara. Bien que relativement équilibré, le récit d’Al Hadath se réfère aux FDS pour parler des forces kurdes, mais s’abstient d'utiliser l'ANS pour décrire les forces loyales à la Turquie.
Idéologie versus pragmatisme : vers un dépassement des récits clivants ?
Sky News et Al Jazeera continuent à adopter deux récits opposés, ancrés dans la division verticale du monde arabe déjà évoquée. Sky News adopte une posture critique, mettant en garde contre la montée en puissance des islamistes à Damas et l’influence turque qu’elle perçoit comme une menace. Ce positionnement reflète une méfiance idéologique persistante à l’égard des mouvements islamistes. Al Jazeera, quant à elle, s’inscrit dans le récit de l’axe Ankara-Doha, partageant une certaine proximité idéologique avec la mouvance islamiste. Cependant, face à la complexité de la situation syrienne, la chaîne préfère recentrer sa couverture sur Gaza, où son récit pro-palestinien bénéficie d’un consensus plus large dans le monde arabe.
Al Hadath, en revanche, se distingue par son pragmatisme. La chaîne voit dans la chute des Assad une opportunité stratégique pour réduire l’influence iranienne et promouvoir la stabilité régionale, et semble adopter une approche moins idéologique, faisant le pari d’une déradicalisation du leadership de HTC.
Le 30 décembre, l’interview exclusive accordée à Al Arabiya (maison mère de Al Hadath) par Ahmed al-Charaa illustre ce positionnement. Cette interview, sa première avec une chaîne arabe, marque une ouverture politique significative vis à vis de Riyad, et un moment important dans le possible dépassement des récits figés et clivants qui ont divisé le monde arabe au courant de la dernière décennie.
Elle permet aussi d’entrevoir l’émergence d’un désormais centré sur la stabilité et la prospérité régionales, conformément au changement de politique opéré par Riyad au cours des deux dernières années.
Par Naji ABOU KHALIL
Fondateur et directeur de Masar Advisory, cabinet spécialisé en communication politique et stratégique dans la région MENA. Masar n’entretient aucune relation commerciale avec les entités mentionnées dans l’article, ni avec des entités affiliées.
HTC n’est peut être pas idéal et ce que l’on voulait au départ, mais entre des sociétés conservatrices sans être belliqueuses pour leur peuple comme la Turquie et le Qatar et un Assad génocidaire soutenu par un non moins génocidaire Poutine et une République Islamique voulant a tout prix contrôler les pays du Levant quitte a en faire un projet d’état je sais sans aucun doute qui choisir non seulement pour le bien du peuple Syrien mais aussi pour celui de la paix civile au Liban et du retour des réfugiés, S2alo mjarbin.
11 h 23, le 18 janvier 2025