
Valérie Ghammachi, fleuriste passionnée. Photo Anne Ilcinkas
Dehors, quelques flocons de neige tombent et fondent à mesure qu’ils atteignent le bitume parisien. Dedans, l’ambiance est cosy, la lumière tamisée, chaleureuse. Côté gauche du 44 avenue de La Bourdonnais, des tulipes, des roses et d’autres fleurs colorées sont disposées dans des vases sur une grande table en bois. Côté droit, trône un comptoir vintage avec ses douceurs, des cakes à la rose et cardamome, à la pistache, au citron, huile d’olive et sumac, au chocolat et au zaatar.
Cheveux courts, lunettes rondes, pull roulé et large jupe noirs, la maîtresse des lieux se dévoile par petites touches, pudique, voire timide, et raconte son histoire et celle de sa boutique du 7e arrondissement, « Le 44, des fleurs, des choses et un café », ouverte il y a près de deux ans et demi. Née à Beyrouth quelques années avant le déclenchement de la guerre civile d’un père libanais et d’une mère française, la propriétaire des lieux, Valérie Ghammachi, garde en elle les séquelles d’un pays qu’elle n’a que trop peu connu.
Une histoire comme tant d’autres
En 1987, des événements personnels contraignent la famille de cette dernière à fuir les violences dans le pays pour se réfugier au Koweït, où elle passe ses années de lycée, avant que la guerre et l’invasion du territoire par l’Irak ne la rattrapent. Le bac en poche, elle retourne pourtant au Liban pour étudier l’architecture d’intérieur à l’Alba.
Du Koweït à Bahreïn, elle mène une vie empreinte souvent de légèreté, parfois de contraintes, suit son premier mari, exerce en tant qu’architecte d’intérieur, avant de retourner une énième fois au pays du Cèdre en 2010, avec ses enfants cette fois. Elle travaille alors comme visual merchandiser pour SIA Home Fashion, une enseigne spécialisée dans les articles de décoration et les fleurs artificielles. « Je me suis découvert cette passion, cet amour, ce penchant pour la fleur, les bouquets, les compositions, les couleurs, les volumes », explique-t-elle dans sa boutique en ce froid quasi glacial de janvier.
Pendant sept ans, elle parcourt le monde : Sénégal, États-Unis, Jordanie, Arabie saoudite, Koweït, pour installer les nouvelles collections dans les boutiques. Entre 2014 et 2015, elle se sépare de son premier mari, change de carrière et décide de se consacrer à ce qu’elle aime, « la fleur ».
Et sans en être vraiment consciente, renoue avec ses racines. Son père, Pierre Ghammachi, était horticulteur au Liban, avec des serres à Choueifate et un magasin situé en face de l’Unesco, à Beyrouth, jusqu’en 1987. « Bon sang ne saurait mentir », reconnaît-elle aujourd’hui. « En 1987, j’avais 15 ans. Ce n’est que 30 ans plus tard que la fleur a resurgi. Elle était enfouie quelque part en moi, très loin, et c’est remonté, tout d’un coup. J’ai tourné la page en une fraction de seconde. »
Senteurs de bonheur
Sans regret. « Un bouquet apporte toujours le sourire. Fleuriste est un métier qui fait plaisir aux gens. Et je trouve qu’il n’y a pas plus beau que cela », dit Valérie Ghammachi avec douceur.
Après avoir travaillé un moment avec Exotica – elle anime notamment un atelier hebdomadaire de composition florale –, elle reçoit une proposition de Walid Ataya. Le fondateur de la boulangerie Bread Republic, installée à Furn el-Hayek depuis plus de 20 ans, décide de lancer un nouveau concept, à la fois restaurant et fleuriste, et propose à Valérie Ghammachi de prendre en charge le côté fleur.
La Ménagerie ouvre en 2019, « au moment pile de la crise ». « Mais rien ne s’est arrêté, au contraire », se rappelle celle qui devient alors véritablement fleuriste. Car à la thaoura d’octobre 2019 succède le Covid au printemps 2020. « Les gens étaient confinés chez eux et, contre toute attente, la fleur a trouvé une place. Les commandes sur Instagram ont commencé à pleuvoir. Derrière les portes fermées, je faisais les bouquets, mon mari Michel faisait les livraisons, prenait les commandes. Et c’est là, en fait, que ça a démarré pour nous », se rappelle-t-elle.
De cet endroit « devenu un lieu de passage, où les copains s’arrêtaient, avec une ambiance bon enfant, osmose entre le restaurant et les fleurs », Valérie Ghammachi garde un souvenir ému. « Ce nouveau concept a très bien fonctionné. Comme tout ça commençait à prendre un caractère beaucoup plus sérieux, je me suis inscrite à Paris à un cours de composition florale, celui de Catherine Muller, une fée de la fleur, une magicienne, pour aller plus loin et acquérir davantage de savoir-faire. »
Craintes orientales
Valérie s’envole vers Paris le 3 août 2020, la veille de la double explosion du port de Beyrouth qui éventre la capitale libanaise et engendre son lot de questions dans son couple. « Qu’est-ce qu’on fait ? On reste ? On part ? On développe ? On continue ? » se questionne-t-elle alors. En 2021, la décision est finalement prise de tenter l’aventure en France. « La vie au Liban était difficile, au quotidien, par rapport aux finances, à l’électricité, à l’essence, à la sécurité… »
Après avoir failli reprendre une « affaire formidable » dans le Gers, le duo finit par trouver son antre, à deux pas de la tour Eiffel. En septembre 2022, la boutique de fleurs ouvre ses portes. Mais il y a très peu de passage en boutique, les gens commandent beaucoup en ligne. Valérie et Michel décident alors d’y intégrer un espace café. « On a démarré avec la machine à café, des gâteaux et huit places. Et puis, en bon Libanais, on s’est dit que, puisque ça marche, il faut développer l’affaire. On vient de signer un bail à côté, après de longues tractations, pour avoir plus de places assises et développer le coin restaurant », explique la fleuriste franco-libanaise.
Valérie Ghammachi dans son milieu naturel. Photo Anne Ilcinkas
« J’aime tout à Paris, parce que j’ai le luxe d’avoir mon propre rythme. » Elle choisit ainsi ses fleurs au marché de Rungis deux ou trois fois par semaine tôt le matin et vend ses bouquets, champêtres, tout prêts ou faits à la minute dans sa boutique. « Je travaille quasiment sous la tour Eiffel, je traverse la Seine et je rentre chez moi à pied. Je pense que j’ai le meilleur de la ville. Après la vie difficile qu’on a vécue, je pense que Paris est un cadeau, dit-elle. Ce n’est pas rose tous les jours. Là, c’est plutôt gris d’ailleurs. »
La plus grande difficulté qu’affronte Valérie Ghammachi dans sa nouvelle vie parisienne est sans conteste l’administration. « À mon arrivée, j’étais noyée sous les papiers. C’est une horreur. » Et puis la chaleur humaine, le soleil et l’horizon, « c’est-à-dire cette mer avec ce ciel, qu’on tient pour acquis en vivant à Beyrouth », lui manquent. « Il y a quelque chose de magique au Liban, c’est inexplicable », reconnaît-elle, non sans accumuler les clichés. Valérie Ghammachi retourne une fois par an à Beyrouth pour rendre notamment visite à son père. Mais elle espère retourner y vivre, un jour, quand « leur bébé », la boutique du 44, aura grandi. « Et pourquoi pas ouvrir un 44 à Beyrouth, et même un autre à New York ? »