Critiques littéraires Roman

Errances d’automne à Berlin

Errances d’automne à Berlin

© Renaud Monfourny

Mélancolie des confins. Nord de Mathias Enard, Actes Sud, 2024, 312 p.

À la différence des frontières qui séparent, protègent le cas échéant, mais ne font guère rêver, les confins portent souvent une part de merveilleux, de romanesque et d’inconnu. Ils incarnent en général un territoire flou, en marge, peu ou mal déterminé et peuvent être une invitation à l’errance ou à s’égarer. Certains sont devenus mythiques, comme les zones tribales de l’Indu Kush qui séparent l’Afghanistan du Pakistan, lieu de tant de guerres et de rebellions depuis Alexandre le Grand, et que les colonisateurs britanniques qui s’y cassaient les dents en cherchant à les pacifier, appelaient précisément « les confins » (the Frontier, en anglais).

S’ils sont moins mythiques, les confins que visite Mathias Enard sont devenus heureusement plus paisibles, mais n’en sont pas moins, eux aussi, des terres à fantômes. Ils s’étendent dans le nord de la vieille Europe, autour de Berlin. Du moins ceux dans lesquels il nous entraîne dans ce volume, car il a prévu aussi des pérégrinations vers des directions tout autres : les confins ibériques, ceux des Balkans et, enfin, ceux du continent américain. Ce qui nous fera quatre territoires à explorer, donc quatre livres, mais aussi quatre saisons à traverser car à chaque voyage correspond une période de l’année. Pour ces confins nord, c’est l’automne.

On imagine l’automne à Berlin plutôt gris, avec toutes sortes de frimas, vent, pluie, bruine, grésil et froid. Le ciel y est bas et laiteux, les rues sont « éclairées d’ombre, comme les souvenirs ». C’est un temps chagrin. L’humeur de l’écrivain l’est aussi. Non sans raison : s’il est à Berlin, c’est parce que son amie E., qui lui est particulièrement chère, a été plongée dans un coma artificiel après avoir été « prise dans les glaces d’un accident cérébral ». Le voyage dans ces confins nord se fera donc avec en pensée l’absente au monde, à travers l’espace comme à travers le temps, via les souvenirs et la mémoire. Par la force des choses, il sera, ce voyage, intensément mélancolique.

Les blessures, on le sait, sont sources des meilleures histoires. Berlin, « strié des cicatrices de la destruction », n’en manque pas, ni des unes ni des autres. C’est donc à travers les innombrables blessures de la capitale allemande qu’il part à sa rencontre, convaincu que « seules la promenade et la marche convenaient à la littérature ».

Le voyage commence en sortant de la clinique de Beelitz, au sud-ouest de Berlin, où son amie repose. Étrange endroit : perdue au milieu de plusieurs centaines d’hectares de bois, elle est l’un des rares vestiges de ce qui fut le plus grand sanatorium d’Europe, avant d’être remplacée par des hôpitaux militaires pendant les deux guerres mondiales, puis de devenir le plus grand complexe hospitalier militaire soviétique en dehors de la Russie. Depuis, il y a eu un naufrage : l’écroulement de l’URSS. Aujourd’hui, « on s’y promène au milieu des ruines, des toits de tuiles effondrés, des corniches brisées par le poids de la neige et de l‘abandon ; de vieilles Trabant sans moteur ni pneus y pourrissent gaiement derrière des hangars aux tôles défoncées, agrémentant le paysage d’une note de couleur bleue ou verte, et rappelant, si d’aventure on l’oubliait, qu’on se trouve en ex-Allemagne de l’Est ».

Autre étape dans cette navigation à l’estime dans ces confins nord, la commune de Seelow. Puisque que c’est à Berlin que s’est terminée en avril-mai 1945 l’horreur nazie, l’auteur nous fait revivre la bataille qui s’est déroulée dans ce bourg de 500 âmes, proche de la capitale allemande. Ce fut à la fois l’ultime grande bataille sur le sol de l’Europe et celle de la dernière chance pour l’Allemagne de contenir la démentielle poussée russe. On compta « au moins cinquante mille cadavres en soixante-douze heures, cadavres dont les ossements ressurgissent encore et encore au fil des labeurs et des saisons, en compagnie des milliers de munitions non explosées qui jonchent toujours la vallée », relate l’auteur.

On le voit, les confins nord sont peuplés d’innombrables fantômes. Car, de tous ces soldats allemands morts, souvent très jeunes, où sont les tombes ? Nulle part. Ils n’ont de sépulture que l’oubli. « Seule la littérature, dans son kaléidoscope de possibles, peut les envisager pour ce qu’ils sont ; des corps disparus, des figures monstrueuses, des liens perdus avec le passé », insiste Mathias Enard qui voit « leur tombeau dans les livres de Theodor Plievier », un historien antifasciste qu’il nous invite vivement à lire parce qu’il est le pendant allemand de Vassili Grossman, l’auteur russe de Vie et Destin, et qu’il réussit le prodige de conter le calvaire et l’agonie des soldats allemands de Stalingrad à Berlin « sans jamais être complaisant avec l’idéologie que ceux-ci défendaient, bien au contraire ».

Mais les guerres d’hier ne sauraient cacher celles d’aujourd’hui, en particulier celle de Syrie, à travers le personnage de Rami, un jeune réfugié chrétien que la prison et la torture ont brisé et qu’il rencontre à plusieurs reprises avant qu’il ne sombre dans la folie. Ce « malheur syrien », il le voit « dégouliner sur tous les trottoirs de Berlin ».

Cette déambulation dans Berlin et ses alentours ne va pas sans l’éclatante érudition de l’auteur qui embrasse tous les siècles et nombre de sujets parmi les plus divers. Il la déploie quasiment à chaque page. On est tour à tour avec Bernard de Clairvaux qui n’a pas seulement prêché la deuxième Croisade depuis la clairière de Vézelay, en Bourgogne, mais a aussi entamé une longue campagne allemande pour convaincre l’empereur Conrad III de prendre la Croix pour participer au sauvetage du comté d’Édesse, en Terre sainte, puis, avec Hussein, le troisième imam chiite à la bataille de Kerbala, en 680, avec le poète arabe antéislamique Imru’ al-Qays vers l’an 540, avec le poète Schiller… Quel rapport avec les confins nord ? Le fil est parfois tenu.

Ce qui fait que le lecteur est un peu écrasé par cet assaut d’érudition qui éloigne aussi de l’errance existentielle du marcheur. Une errance dont il dit fort justement qu’elle est « la seule façon d’explorer les bordures, les marches de la littérature et des empires, les sillons où reposent les guerriers, littérature des limites et poésie des confins ». Dans cette exploration des confins, l’auteur de Boussole avance souvent « sans but réel », en cherchant « une lumière, un sommeil paradoxal et une thériaque pour (son) âme et celle d’autrui ». Il met ainsi ses pas dans ceux de ces wanderers romantiques du XIXe siècle, musiciens, écrivains et poètes qui cherchaient… Que cherchaient-ils au fait ? L’inspiration, l’amour, la consolation, le voyage pour le voyage… ? Ou tout simplement eux-mêmes ?

On attend avec impatience les errances dans les autres confins.


Mélancolie des confins. Nord de Mathias Enard, Actes Sud, 2024, 312 p.À la différence des frontières qui séparent, protègent le cas échéant, mais ne font guère rêver, les confins portent souvent une part de merveilleux, de romanesque et d’inconnu. Ils incarnent en général un territoire flou, en marge, peu ou mal déterminé et peuvent être une invitation à l’errance ou à...
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