Journaliste, essayiste, romancier, lauréat du prix Renaudot en 2017, Olivier Guez raconte dans Mesopotamia l’histoire méconnue de Gertrude Bell, à l’origine des tracés des frontières actuelles de l’Irak. C’est déjà une proposition inquiétante : une femme européenne aurait dessiné une frontière. La célébration de T. E. Lawrence, dit Lawrence d’Arabie, dans ce dessein impérialiste était déjà exaspérante. Le véritable souci est que ce ne sont pas des légendes, car ces deux personnages qui furent proches, ont réellement agi dans le sens de l’établissement des frontières, accomplissant des missions définies par l’empire britannique à son apogée.
Mesopotamia est un grand roman qui fait parcourir la terre entre les fleuves, le Tigre et l’Euphrate, le limon qui a vu le passage du néolithique aux premières cités-États, la naissance de l’écriture et de la comptabilité, celle des lois et de la religion. Après une longue éclipse, ces civilisations vont être révélées au XIXe siècle, à la faveur de l’orientalisme conjugué à l’impérialisme, tous deux portés par l’esprit de conquête des occidentaux. Gertrude Bell, fille d’une famille dont la richesse en apparence inépuisable, d’origine industrielle, participe à cette mise au jour. Elle est archéologue, mais pas seulement. Elle est un être complexe, aux multiples facettes. La richesse familiale lui confère de l’aisance, mais aussi de l’assurance. Guez raconte comment à force de volonté, elle parvient à mener des études supérieures. Elle est la première femme diplômée d’Oxford. C’est aussi une alpiniste accomplie, une aiguille des Alpes suisses porte son prénom, le Gertrudspize (2633 m). En elle, coule « l’adrénaline des cimes ». Une nuit, alors qu’elle vogue sur la mer Caspienne, elle entend la voix qui lui dicte sa destinée : elle voyagera, rencontrera les autres. Elle a douze ans au moment de cette révélation. La suite de son existence répond à ce désir : « Elle était transfigurée dès qu’elle entrait dans une gare. » L’auteur excelle à raconter non seulement ses voyages, mais aussi les conditions dans lesquelles ils sont menés. Le personnage est à la fois une rebelle et une conservatrice, championne de l’impérialisme et apôtre de l’attention à l’autre. Elle apprend les langues du Moyen-Orient, traduit Hafez, dialogue en langue arabe : « C’est dans leurs déserts qu’elle a rencontré ses pareils, les nomades, des hommes insensibles à l’effort et inaccessibles, romantiques (…) : les bédouins. » Mieux que quiconque, en son temps, elle connaît les tribus et les territoires, apportant ses connaissances de terrain aux militaires et aux politiques. Elle est un agent du renseignement.
La Mésopotamie résulte du démembrement de l’Empire ottoman, à la fin de la Première guerre mondiale, et qui attise par son pétrole les intérêts impérialistes, ainsi que ceux des familles régnantes de la région. Gertrude Bell dont les compétences de manipulatrice sont reconnues, trace les frontières de l’Irak, parvient à mettre Fayçal sur le trône, suivant en cela les intérêts britanniques. Elle est la seule femme dans un monde d’hommes qui utilisent ses compétences, mais mesurent son appétit de pouvoir. Ainsi, l’histoire – et la littérature – retiennent de ces péripéties d’abord le nom de Lawrence. Grâce aux Sept Piliers de la Sagesse, Lawrence rencontra un succès considérable, et le visage de Gertrude Bell devint à peine reconnaissable sur les photos officielles jaunies par le temps.
L’enjeu, encore une fois, n’est pas seulement de raconter une histoire, somme toute assez sinistre, qui a déposé les germes des désastres actuels, mais de retrouver l’atmosphère du temps, et en Gertrude les géographies intérieures, l’imaginaire, son arrière-monde modelé par les désirs, les angoisses, les inquiétudes, les sensations, la mélancolie face au vide de l’existence. Guez raconte avec sensibilité les inaccomplissements amoureux de Gertrude, et les désordres du temps, s’appuyant sur une documentation importante, comme en témoigne la bibliographie. Le kaléidoscope temporel de la narration qui ne suit pas un ordre chronologique, entraînant chez le lecteur une attention soutenue, participe de ce perpétuel recommencement qui suggère que tout projet peut être débordé par son échec latent. Ainsi, dans l’ouverture du roman, quand un officier évoque devant Gertrude le désastre de Gallipoli, le moment ne prend sens pour le lecteur que bien plus tard dans l’histoire : « elle a blêmi, comme si on lui avait porté un coup au cœur ». Ce sont ces notations à la fois habiles et perspicaces qui font de Mesopotamia un roman intense qui vient habiter ses lecteurs. Et l’actualité résonne en lui comme un écho effarant de leurs errances et de leurs fausses certitudes.
Mesopotamia d’Olivier Guez, Grasset, 2024, 413 p.