Pays amer de Georgia Makhlouf, Presses de la Cité, 2025, 304 p.
C’est par la voix des femmes que nous entrons dans le Pays amer. Bien qu’un siècle les sépare, Mona et Marie partagent toutes deux le pays amer des femmes, la mélancolie et la grâce qui l’habitent, le courage de résister aux carcans sociaux et la passion de la photographie.
Jeune femme assoiffée de liberté, Mona vit à Beyrouth où elle photographie. Elle explore sa ville, prend des clichés de ses rues et de ses habitants qui tentent de survivre à des crises sans fin. Le pays est en effet meurtri par les guerres, la corruption politique, la faillite de son système économique. Dans ce contexte lourd, Mona doit aussi affronter les contraintes sociales, le patriarcat et une famille dont elle ne partage pas les valeurs traditionnelles. Elle s’interroge sur sa vie de jeune femme, nous livre le récit de ses journées entre ses efforts pour obtenir des contrats, les amis qu’elle côtoie, les soirées dans les bars de Beyrouth et ses émois amoureux. Dans le feu de sa jeunesse vibrante, elle semble en quête d’un idéal dont la pensée l’effraie et l’attire à la fois. Ce nouveau monde à explorer, c’est la rencontre avec Marie qui le lui offre, une rencontre qui va bouleverser son parcours personnel, son regard sur le monde et son lien au pays.
Lors d’une visite à Zghorta avec un ami, Mona découvre une maison abandonnée. Cette demeure la saisit instantanément, elle est impressionnée par « le travail de la pierre, l’élégance des arcades, le caractère sauvage du lieu, au milieu de champs d’oliviers à perte de vue et de montagnes râpées… ». Pour Mona, « cela ressemblait à des retrouvailles, à la reconnaissance hésitante d’un lieu qui aurait laissé dans la mémoire des traces indélébiles ». Alors, comme mue par un appel, Mona se met en quête de la personne qui a vécu là et elle découvre Marie, photographe du siècle passé. Elle s’engage dès lors dans une recherche passionnante qui la mène vers les photos et les carnets de Marie, conservés à la Fondation arabe pour l’image. Elle y découvre la vie d’une adolescente en pension dans les premières années du XXe siècle, ses troubles amoureux, la révélation de la photographie, son attrait pour le surréalisme mais aussi les luttes d’une femme affirmée, sa passion pour le féminisme de son époque, les salons littéraires qu’elle côtoie entre Beyrouth et Le Caire, son audace dans l’exhibition d’une identité libre puis son hospitalisation forcée en hôpital psychiatrique suivie de ses dernières années de solitude dans la maison de Zghorta.
Le personnage de Marie est en fait inspiré de la vie de Marie el-Khazen, pionnière de la photographie au Liban dont l’œuvre, dévoilée après sa mort, a marqué l’histoire contemporaine de l’art visuel.
La découverte de Marie fait entrer Mona dans un dialogue avec cette sorte d’alter-ego qui l’a devancée d’un siècle et qui semble parler à son intimité de jeune femme d’aujourd’hui. « Je suis happée par Marie. J’ai l’impression d’avoir trouvé en elle une petite sœur ou une grande sœur, les deux à la fois peut-être, une autre famille en quelque sorte. »
En découvrant par étapes les photos et la vie de Marie, le présent de Mona se révèle alors, comme une photographie dans le travail de la chambre noire. La trame romanesque tisse une tresse entre les deux femmes et la photographie qui les rassemble. Elles portent toutes deux la volonté de laisser une trace, d’écrire les vies avec la lumière. « Comme Marie, je veux mettre sur le devant de la scène ces femmes reléguées dans les coulisses. Comme elle, je veux faire éclater la beauté des corps, des visages et des gestes qu’on ne prend pas la peine de regarder. Photographier l’ordinaire, le familier, l’invisible, pour apprendre à mieux voir. »
Permettre de mieux voir, c’est ce que tente l’écriture de Georgia Makhlouf qui nous donne à regarder autrement les mots, en les offrant à lumière de la phrase.
À un siècle d’écart, les deux personnages s’attachent à mettre en récit leur vie, à la livrer à l’espace intime d’un journal de femmes, là où les douleurs peuvent se dire sans pudeur, là où la quête du sens s’incarne dans les mots. Et cet acte d’écriture fait émerger un trésor, puisque c’est dans le langage lui-même que se dévoile une part de l’énigme du monde. C’est le cas par exemple, lorsque Mona se rend compte, dans le processus d’écriture, « qu’entre famille et faille, il n’y a qu’un m d’écart ». Et de sa page à nos yeux, de ses mots à nos oreilles, nous entendons aussi dans ce « m », le verbe « aimer » lorsqu’il est conjugué, c’est-à-dire rendu vivant par la conjugaison qui est à la fois opération grammaticale et acte d’union.
Pays amer est en fait un roman qui explore sans cesse le langage, un roman nourri de saveurs linguistiques, entre l’arabe et le français. Le titre lui-même nous donne à savourer le mystère des mots. Si « amer » qualifie ce qui engendre une sensation âpre, désagréable, il désigne aussi le repère maritime sur une côte, et c’est par ce sens magnifique que se clôt le roman : « Il faut que le Liban reste notre balise, notre point de repère fixe lorsque nous prenons la mer, notre amer ! »
« Pays amer », c’est le pays construit par des femmes, Marie et Mona, mais aussi toutes celles que nous croisons dans ce récit, les féministes de la première moitié du XXe siècle, Julia Dimashkiyi, Anbara Salam, May Ziadé ou encore les femmes d’aujourd’hui qui, par leur audace, leurs passions et leurs pas de côté, font vivre Beyrouth. Qu’elles soient artistes, femmes de ménage, étudiantes ou couturières, elles tissent, chacune, une part du Pays amer de Georgia Makhlouf ; un « pays amer », comme un bel hommage à Beyrouth blessée, meurtrie et toujours vivante.