Sourd à tous les appels à la négociation, il semblait s’accommoder parfaitement de cette Syrie utile que lui avaient aménagée ses protecteurs russe et iranien : deux tiers du territoire abritant le gros de la population, mais aussi du potentiel industriel et agricole. Héritier d’une dictature longtemps tenue un peu partout pour un mal nécessaire, Bachar el-Assad n’a pas compris pourtant qu’en plein processus de remodelage du Moyen-Orient, il avait fini de faire son office. Qu’il avait lui-même cessé d’être utile, que pour plus d’un des grands décideurs il était même devenu un fardeau. Qu’à l’image de ces millénaires et magnifiques norias de Hama, ville martyre par douloureuse excellence, la roue tourne : lentement, c’est bien vrai, mais inexorablement. Que celle-ci peut même parfois s’emballer, onze jours ayant ainsi suffi pour tourner la page de plus d’un demi-siècle de sanglante tyrannie.
S’il échappe au sort d’un Saddam Hussein ou d’un Kadhafi, le président déchu n’aura pas eu droit à une sortie quelque peu honorable. Hier encore, les Russes hésitaient à confirmer officiellement qu’une secourable datcha avait été offerte au fuyard, qui emporte avec lui un gigantesque magot ; mais quels trésors d’humour noir les agences d’information avaient-elles déployés pour ébruiter dès dimanche l’asile accordé, pour des considérations humanitaires, au plus inhumain des tyrans ! Car si le régime baassiste est allé jusqu’à gazer ses propres concitoyens, s’il affiche un demi-million de morts à son palmarès, il n’a pas été moins cruel, jusqu’au sadisme, envers les vivants, et aussi les morts-vivants. Un Syrien sur deux a été réduit au rang de réfugié, de déplacé ou de migrant ; et qui sait combien exactement de milliers d’êtres humains soumis à la torture croupissaient sans jugement, depuis des décennies parfois, dans les geôles de Saydnaya, de Palmyre et d’ailleurs. Insoutenable est le cas de ces malheureux qui seraient confinés dans de minuscules cachots souterrains, et que les équipes de secours s’acharnent en ce moment à extraire à l’air libre.
Toujours est-il qu’à l’heure des premiers bilans, on peut voir les deux gardiens de toutes ces horreurs jurer leurs grands dieux qu’ils n’avaient rien vu venir. Ils viennent néanmoins de se gagner (ou alors de la bétonner, dans le cas de l’Iran !) une solide réputation de fieffés lâcheurs. Toute à sa guerre d’Ukraine, la Russie n’a que vaguement soutenu, à l’aide de quelques raids aériens, une armée de papier sous-payée, démotivée, et qui n’était bonne en somme qu’à tuer des civils. Revenu de son équipée syrienne, le Kremlin n’a plus d’autre souci maintenant que de sauver, contre toute probabilité, sa base navale de Tartous, son unique point d’ancrage en Méditerranée.
Bien plus considérables sont toutefois les dégâts pour la République islamique. Celle-ci n’aura opposé qu’une inopérante fantasia de missiles à l’agonie du Hamas palestinien à Gaza, dont le chef était même liquidé en plein centre de Téhéran. C’est avec la même placidité que l’Iran a observé la décapitation du Hezbollah au Liban, et c’était plus qu’assez pour le discréditer aux yeux d’une part substantielle de son public libanais. Il n’est dès lors guère surprenant de voir Israël pousser son avantage et disputer à la Turquie, parraine des rebelles, le mérite de cet aboutissement que connaît le printemps syrien : conséquence directe, plastronne Benjamin Netanyahu, des coups assénés au régime des mollahs et au Hezbollah. L’État hébreu se donne en outre toute latitude de bombarder des dépôts d’armes, notamment chimiques, et d’occuper sans coup férir la zone tampon du Golan après avoir déclaré caduc l’accord de désengagement de 1974.
Last but not least, la superpuissance américaine n’est pas en reste, lançant des raids aériens intensifs contre les positions de l’État islamique. Bien plus nuancées sont cependant les vues de Washington sur le groupe Hay’at Tahrir al-Cham, principal tombeur de Bachar. Comme pour engager son successeur élu Donald Trump qui ne veut rien entendre de l’affaire syrienne, le président Biden a clairement indiqué que les nouveaux maîtres de Damas seraient jugés non sur leurs promesses, mais sur leurs actes ; c’est un sévère examen de passage qu’ils devront donc passer. Le ton était donné, et c’est cette même expectative qu’observent les États européens dans l’attente d’un gouvernement inclusif capable de rassurer toutes les minorités de Syrie.
Tant qu’à juger sur les actes, un aussi vaste consensus ne pouvait naturellement être complet sans l’exigence d’un juste châtiment pour les responsables de la barbarie érigée en État. Justice locale sans toutefois de condamnations à mort, comme le réclame Amnesty International? Justice internationale comme ce fut le cas pour la Serbie ? Pour son honneur, le Liban qui a tant souffert des bombardements, assassinats et autres violences, ne devrait pas briller par son absence lors d’une telle reddition de comptes, dont ne seraient évidemment pas exclus les comparses locaux. Tout aussi indispensables que les hommes d’État vont être les magistrats courageux.
Grandes sont les espérances. Mais il ne faut surtout pas les laisser crever, telles les bulles de ce champagne que l’on a vu sabler en live dans des studios de chaîne télé pour célébrer l’extraordinaire, l’historique évènement.
Issa GORAIEB