Les livres et documents sur Feyrouz sont rares. La dame discrète et secrète a en effet tout le long de son immense carrière plus souvent décliné qu’accepté les entretiens avec les journalistes et autres sollicitations documentaires. Ce livre est d’autant plus précieux. Marjorie Bertin, journaliste à Radio France Internationale et au Courrier de l’Atlas, s’est ainsi attelée à raconter simplement l’histoire de la grande chanteuse depuis son enfance villageoise dans la montagne jusqu’aux diverses rencontres qui l’ont propulsée aux sommets de la gloire. Un récit traversé par la grande histoire et les divers bouleversements que subissent le Liban et toute la région depuis la fin des années 1930, à la veille de l’indépendance, jusqu’à nos jours. Un récit ponctué de documents d’époque, cartes postales, photos, ainsi que de textes de chansons en arabe suivis de la traduction en français.
Le terroir depuis l’enfance
Cela fait longtemps que Marjorie Bertin est habitée par les chansons de Feyrouz. Elle qui, comme la chanteuse, vient d’une région rurale a grandi en Normandie puis est arrivée jeune étudiante à Paris. Elle travaille à la librairie de l’Institut du monde arabe pour arrondir ses fins de mois. Et c’est la révélation ! Elle y découvre la culture arabe, sa poésie et surtout ses chansons. Dans la librairie de l’IMA, la voix de Feyrouz s’élève, emplit l’espace. Et la jeune femme s’éprend de ces mélodies : « Feyrouz, c’est une voix qui m’a toujours réconfortée et fait du bien. »
Ainsi, l’auteure s’est plongée dans la vie de sa chanteuse fétiche pour nous la raconter avec cœur. Elle part de l’enfance de Feyrouz qui grandit dans une famille modeste et unie dans le quartier de Zokak el-Blatt à Beyrouth. Elle nous relate les étés dans la montagne du Chouf auprès de la grand-mère maternelle adorée qui marqueront à jamais celle qui s’appelle alors Nouhad Haddad, avant de prendre son nom de scène, Feyrouz. Un monde rural paradisiaque qu’on retrouvera dans les opérettes des Rahbani qui ont contribué à l’aura du Festival de Baalbeck. On suit ensuite les diverses rencontres. Mohammad Fleifel, compositeur d’hymnes patriotiques, l’entend dans la chorale de son école. Elle a tout juste 14 ans. Quelques années plus tard, celui qui cosignera l’hymne national libanais lui propose de rejoindre sa chorale. Nous sommes en 1943, dans un pays jeune et enfin indépendant. La deuxième rencontre décisive est avec Halim el-Roumi : le compositeur l’engage comme soliste à la radio. Elle prend le nom de Feyrouz. Enfin, c’est la rencontre au début des années cinquante avec les frères Rahbani : Assi et Mansour. En 1955, Feyrouz épouse Assi. Mais Mansour n’est jamais loin. Le trio va révolutionner la musique arabe.
« Ce qui m’a touchée en faisant ce livre, confie la journaliste, c’est la gentillesse des gens. Quand tu parles de Feyrouz, le cœur des gens s’ouvre. »
Naissance d’une diva
Ainsi l’histoire est relatée dans un style simple et captivant enrichi de nombre de photos, certaines exceptionnelles comme celle où l’on voit Feyrouz souriante s’apprêtant à embrasser Oum Kalsoum : deux monstres sacrés ! Ou encore cette photo de famille cédée par Hanane Kassab Hassan, l’ancienne directrice de l’Opéra de Damas : on voit sur l’image Feyrouz, jeune femme en 1952, avec les Rahbani et leurs amis la famille Kassab Hassan. Divers documents comme des cartes postales ou des timbres à l’effigie de la chanteuse ainsi que des reproductions de pochettes de disque d’époque contribuent à la richesse de l’ouvrage. Ysabel Saïah Baudis, éditrice du livre, confie : « Nous avons été formidablement aidés par l’équipe du Festival de Baalbeck et par sa formidable chaîne de femmes. La société du film de Frédéric Mitterrand, Morgan Production, nous a aussi ouvert les bras. » Frédéric Mitterrand avait effectivement filmé un entretien aussi mémorable que rare avec Feyrouz.
On suit ainsi l’évolution de la vedette. Beyrouth, Damas, Le Caire, Jérusalem… Les enregistrements, les productions se suivent à un rythme fou. Les frères Rahbani composent à tour de bras et Feyrouz se mue de jeune fille timide en une diva qui ne se départira toutefois jamais de sa réserve. C’est sa nature profonde. À eux trois, ils révolutionnent la musique arabe, raccourcissent la durée des morceaux comme en Occident. Les chansons ne dépassent pas les quatre minutes et fusionnent les genres. Les airs latino-américains se mêlent aux sonorités orientales. Ils puisent aussi dans le répertoire classique européen qu’ils reprennent et adaptent à leur goût moyen-oriental.
Les années Baalbeck sont contées. Le festival est fondé en 1955 par Camille Chamoun, alors président de la République, et sa femme Zalfa, férue de musique. La première édition est marquée par une programmation purement occidentale vertement critiquée par la presse. Ainsi, les frères Rahbani sont appelés pour y participer. Ils vont signer leur première opérette en 1957 : Le Mariage au village. Feyrouz a 22 ans, et c’est un triomphe. Elle est surnommée la 7e colonne en référence aux six autres du temple de Jupiter.
Des chansons engagées
Marjorie Bertin nous emmène ainsi dans son récit entre anecdotes et trame historique avec une sensibilité et une tendresse où l’on croit entendre la voix chaude de Feyrouz s’élever entre les pages. La parenthèse enchantée au Liban commence à s’assombrir toutefois. La guerre des Six-Jours en 1967 marque la défaite des Arabes face à Israël. Auparavant, la chanson Rajioun (Nous reviendrons) enregistrée suite à la Nakba en 1948 était devenue un symbole de la résistance palestinienne. Suivront d’autres chansons et un disque déchirant sur Jérusalem.
Mais si cet épisode du parcours de Feyrouz est connu, le livre met aussi en avant l’engagement pour le peuple algérien des Rahbani et de la grande chanteuse. En 1959, elle enregistre une chanson émouvante oubliée aujourd’hui, « Rissala Ila Jamila » (Lettre à Djamila), en hommage à la résistante Djamila Bouhired engagée auprès du FLN (Front de libération nationale) durant la guerre pour l’indépendance en Algérie. Arrêtée et torturée par les Français à l’âge de 22 ans, son histoire émeut tout le monde arabe. Youssef Chahine, le cinéaste égyptien, réalise un film, Djamilah, avant que les Rahbani s’en emparent à leur tour.
Feyrouz, c’est aussi la poésie, notamment une de ses chansons les plus célèbres, Aatini el-nay wa ghanni d’après un poème de Gebran Khalil Gebran. De même les grandes chansons d’amour figurent en force dans son répertoire comme Habbaytak bel sayf, un autre immense succès.
Ziad, une page se tourne
La biographie nous ouvre aussi avec délicatesse la vie intime de la chanteuse. Son souci permanent pour son fils Hali handicapé. Sa relation avec son mari qui se détériore, Assi devenant tyrannique. Le couple se sépare finalement au début de la guerre civile, à la fin des années 1970. Commence alors une nouvelle page artistique pour Feyrouz en compagnie de son fils aîné Ziad. Les effluves jazz entrent dans son répertoire ainsi que des textes au parfum nouveau de femme libre. Kifak enta est une chanson d’amour pour un homme marié. Habbaytak bel sayf connaît un nouvel arrangement musical plus moderne. Aa Hadir el-Bosta respire la légèreté du terroir cher à la chanteuse. Et si la diva donne en cette période de guerre des concerts mémorables à l’Olympia à Paris, elle se tait le plus souvent face à ces combats qui clivent la société libanaise et détruisent son pays aimé qu’elle chante depuis sa tendre jeunesse.
Celle qui a été élevée dans la religion chrétienne, la croyante dont la voix déchirante pleure la mort du Christ durant la semaine sainte, est au-dessus des divisions, qu’elles soient religieuses ou idéologiques. Tout Libanais, tout Arabe se retrouve dans sa voix pour pleurer, rire, danser la dabké… Mais on peut aussi être touché par Feyrouz sans avoir des origines arabes. Marjorie Bertin, qui a grandi dans la campagne française, confie : « La voix de Feyrouz m’a toujours transportée. » Elle termine ainsi sa biographie : « Dans un monde qui ne cesse de se déchirer, puissent la dignité, la retenue et l’amour du prochain portés par Feyrouz nous inspirer tous. Et le souffle de ses chants nous atteindre jusqu’à la fin des temps. Ce livre n’a pas d’autre ambition. »
« Fayrouz . Moi je chante l’humanité » (sortie le 6 décembre), Marjorie Bertin, Éd. Orients Éditions, 12,90 euros.
Une partie des recettes sera versée à l’association Les Petits Soleils qui aide les enfants victimes de la guerre.