Quand Paris s’enrhume, l’Europe prend froid, professait ce Kissinger avant l’heure que fut Metternich au XIXe siècle. Par analogie, on a pu dire aussi que quand la remuante Syrie éternue, c’est l’Orient tout entier qui attrape la grippe. Encore que…
Comme par l’effet d’une justice immanente, on pourrait en effet alléguer que c’est cette fois notre pays, longtemps victime expiatoire des régimes Assad père et fils, qui aura communiqué à sa voisine une fièvre de cheval. L’offensive éclair des forces rebelles a ainsi été initiée le jour même où était proclamée la trêve entre Israël et un Hezbollah sévèrement amoindri. Mais surtout, cette blitzkrieg a pris de court les deux autres et principaux défenseurs du régime de Damas : la Russie absorbée par la guerre d’Ukraine ; et un Iran sensiblement affecté par les coups portés aux deux de ses bras armés les plus musclés, au Liban comme à Gaza.
Recep Tayyipp Erdogan se pose d’office comme l’instigateur et le grand gagnant de cette chevauchée fantastique qui a vu les rebelles islamistes rafler les villes d’Alep et de Hama et assiéger le carrefour stratégique de Homs, en attendant de foncer sur Damas. Car non seulement le néo-sultan accule Bachar el-Assad à envisager enfin, sous peine d’être carrément renversé, le règlement global d’une crise dont les retombées (notamment un afflux de réfugiés) affectent profondément la Turquie ; non seulement il se venge du laxisme dont ont fait preuve à cet égard, tout au long des dernières années, les deux gardiens du régime baassiste, puisqu’il exige et obtient la tenue, aujourd’hui à Doha, d’une concertation avec la Russie et l’Iran ; mais on voit jusqu’aux Kurdes de Syrie prendre acte des réalités nouvelles et se déclarer tout disposés à négocier aussi bien avec Ankara qu’avec les insurgés de Hay’at Tahrir al-Cham (HTC).
Dans le même temps qu’il savoure les loukoums de la revanche, le reis turc réendosse spectaculairement, et fort habilement, son costume de prédilection : celui de l’islamiste modéré, que l’Occident proposait d’ailleurs en modèle prêt-à-porter aux peuples de la région lors de l’éphémère printemps arabe. Le plus remarquable est qu’Erdogan a réussi à imposer une discipline de fer à ses protégés. Souvent issus de groupes ultraradicaux tels qu’al-Qaëda ou al-Nosra, les rebelles se sont néanmoins gardés de toute exaction visant la population ; voilà qui les rendait moins inquiétants pour les minorités religieuses de Syrie, et plus fréquentables aux yeux des Occidentaux. Chef d’une coalition figurant sur la liste noire du terrorisme, la vedette du jour, Jolani, a pourtant été l’hôte de la chaîne CNN, assurant n’avoir d’autre objectif que de renverser Assad et de reconstituer l’État. Dans le cadre de sa très studieuse opération séduction, il a vite fait de troquer le battle-dress pour la tenue de ville, comme de renoncer à son nom de guerre pour afficher sa véritable identité. Originaire de Deraa, d’où partit la première étincelle de la révolution, Ahmad el-Chareh est très probablement un proche de l’ancien vice-président Farouk el-Chareh, caution sunnite du régime, tombé en disgrâce et placé en résidence surveillée pour avoir œuvré à un compromis avec les rebelles…
Mais revenons à cet accès de fièvre virale qui menace de s’étendre dans la région. En dépit des assurances prodiguées par HTC, l’Irak limitrophe de la Syrie est hanté par le cauchemar d’un califat sunnite installé à ses portes. Par mesure de précaution, ce pays a entrepris de boucler la frontière, mais il a visiblement du mal à empêcher ses diverses milices chiites locales d’aller prêter main-forte aux autorités de Damas. À son tour, le Liban n’est guère à l’abri de ces effets boomerang ou retours de flamme que peuvent réserver les convulsions d’une région en cours de remodelage. Dans leur grande majorité, les Libanais ne pleureront certes pas la chute éventuelle d’une dynastie qui, un demi-siècle durant, n’a cessé d’affirmer, souvent avec la violence la plus extrême, ses prétentions sur leur pays. On aura été submergé d’émotion – mais aussi d’indignation et de colère – au spectacle d’un Libanais libéré par les rebelles à Hamas en même temps que des dizaines de détenus. Combien d’autres de ces malheureux croupissent-ils encore, depuis des décennies parfois, dans les geôles syriennes ? Et comment qualifier l’attitude des officiels libanais (et non des moindres !) qui ont fait une croix sur cet épouvantable dossier ?
Il reste qu’en vertu du même phénomène de contagion évoqué plus haut, et qui est aggravé par l’extrême perméabilité des frontières, on est en droit de considérer plus d’un alarmant scénario. Également dangereuses pour le Liban, car contraires à sa raison d’être, seraient la partition de la Syrie ou sa radicalisation religieuse élevée en mode de gouvernement. Non moins chargée de périls serait en outre la perpétuation d’un sanglant bourbier vomissant ses bouillons sous le regard satisfait de l’ennemi israélien.
À peine amorcée la mise en application, au terme d’une dure épreuve, du processus de pacification de la frontière sud, c’est un nouvel impératif de prudence et de vigilance qui nous est imposé du côté est ; même le Hezbollah semble en être conscient, à en juger par la modestie toute nouvelle de ses moyens, qu’a reconnue son propre secrétaire général.
Les loukoums, il faut l’espérer, ce sera pour plus tard.