
D.R.
Il faut laisser résonner en soi les échos de ce titre : Malentendues. Ce ne sont pas uniquement des confusions que raconte le roman, mais surtout ce sont les femmes que l’on n’entend pas, parce qu’au lieu de les écouter réellement, les autres recouvrent leurs voix par des affirmations tout aussi réellement sans fondement. Tel est le point de départ de la fable proposée par l’écrivaine Azza Filali dont la carrière littéraire, plusieurs fois célébrée, analyse au plus près les impasses suscitées par la société tunisienne, quant à ses possibilités de progrès.
Et évidemment, celui-là ne saurait être assimilé à un modèle européen, comme on peut le lire trop souvent. En choisissant l’île de Djerba comme lieu d’une enquête improbable commanditée par le bureau tunisois de l’Union Européenne, la narratrice permet la confrontation des deux conceptions. C’est ainsi que se manifestent les égarements. L’île est renommée pour son tourisme de masse exclusivement balnéaire, et ses hôtels qui imitent le clinquant des palaces. L’enquête menée par Emna, une avocate tunisoise, doit servir à préciser les besoins sociétaux des femmes d’un village, Tezdaïne, en vue de la définition d’un projet de développement sous l’égide de l’UE. La voici donc s’installant dans ce lieu improbable pour cette urbaine diplômée, cherchant à entendre la parole des femmes, dans un contexte social et religieux particulier, celui de l’ibadisme, dont Djerba est un lieu de référence.
Emna déchante. Elle est confrontée au poids du patriarcat qui voit les femmes se replier sous l’autorité des hommes, céder au découragement qui empêche la remise en cause publique de cette autorité et de sa violence, souvent, ainsi qu’au refus de rendre public l’intime où se nouent les conflits. Face au laconisme et au silence de celles qui ne sont pas d’emblée ses interlocutrices, l’avocate ne dispose pas d’un langage qui soit poreux. Peu à peu se fait jour dans la conscience d’Emna qu’il lui est nécessaire, à elle aussi, d’entrer dans le jeu de l’enquête, car le dispositif qui consiste à catégoriser, identifier l’autre comme autre, revient finalement à projeter sur ces femmes une vision et un discours qui ne prennent pas en compte leur réalité quotidienne, faite de manques, de misère et d’humiliations. En s’impliquant elle-même, jusque dans sa propre intimité, dans le dispositif de l’enquête, Emna gagne progressivement la confiance d’un groupe de femmes, et en particulier de l’une d’entre elles, Houria, laveuse de morts et préparatrice des corps des jeunes femmes pour la nuit de noce, veillant sur les territoires du féminin, et qui dit son fait aux hommes. Houria parcourt la géographie d’une hétérotopie, le lieu critique lié à l’imaginaire, et que le philosophe Michel Foucault avait identifié dans une célèbre conférence prononcée à Tunis en 1967, « Des espaces autres ».
Par elle, dans sa langue gouailleuse, c’est la dimension du plaisir que les femmes se donnent entre elles, et que les hommes ignorent, qu’Emna entend. Mais également, c’est elle qui intervient afin que la jeune femme accepte de renouer avec les raisons pour lesquelles elle a accepté cette tâche d’enquêtrice : une vie désaccordée avec un mari devenu hypocondriaque et impuissant à la mort de sa propre mère, et dont elle ne supporte plus d’avoir à masser le dos avec des onguents aux odeurs écœurantes. Grâce à l’intercession de Houria, elle renoue avec sa propre intimité, semble même revivre, ainsi qu’un homme qui a été aussi un passeur serein, devenu son amant, Lotfi. L’ironie désabusée se mue alors en gravité.
Peu à peu, le lecteur se rend compte que le véritable sujet du roman est bien la transformation d’Emna. Elle dépose régulièrement les charges qui pèsent sur ses épaules : son enfance placée sous l’autorité d’un père irascible et autoritaire, ses déceptions professionnelles, son mariage qui s’effondre dans la pathologie d’un mari qui refuse toute aide supposée le sortir de ses ornières. Mais aussi, sa classe sociale et son éducation qui ont fini par poser des œillères et l’empêcher de percevoir ce qui se donne à entendre dans les silences des femmes, leur capacité à endurer les injustices et les coups, jusqu’au drame.
Les jurys du Comar d’Or et du prix Ivoire qui ont célébré tous deux ce roman intense, ne se sont pas trompés.
Malentendues de Azza Filali, Elyzad, 2024, 344 p.