Au chevet du lit d’hôpital où Georges Orwell passa ses derniers mois avant de mourir de la tuberculose, il y avait une splendide canne à pêche.
Orwell est décédé à Londres en janvier 1950, un peu plus de six mois après la parution de 1984, son grand-œuvre qu’il écrivit en allant au-delà de ses forces dans l’île écossaise de Jura. En 1946, il avait loué dans cette île quasiment déserte – environ 200 habitants – une ferme totalement isolée du nom de Barnhill, sans électricité, sans téléphone, sans aucun confort, seulement accessible à pied ou à moto, à sept kilomètres du premier hameau. Il s’était réfugié à cet endroit qu’il qualifia lui-même de « totalement i-na-tei-gna-ble », pour échapper aux sollicitations du monde et pouvoir ainsi travailler en toute liberté à son nouveau roman.
Dans ce lieu, battu par les tempêtes de l’Atlantique, où il peut pleuvoir pendant cent jours d’affilée, il n’a pas fait qu’écrire. Il y a vécu quasiment en autarcie avec sa sœur Avril et son tout jeune fils adoptif Richard, défrichant et cultivant la terre, chassant et, surtout, pêchant beaucoup. S’il n’avait pas quitté Londres, sans doute n’aurait-il jamais pu écrire l’un des plus grands livres contemporains et le plus prophétique. Revers de la médaille, il ne serait probablement pas mort si jeune (à 46 ans), n’ayant accepté de rejoindre un sanatorium qu’une fois 1984 terminé, lorsqu’il était bien trop tard pour espérer guérir.
Orwell souhaitait revenir à Jura après la publication de 1984 et y terminer sa vie, ce que son état de santé, puis sa mort n’ont pas permis. Les raisons de vouloir vivre coûte que coûte dans la « wilderness » (sauvagerie) de l’île et la « splendide désolation » de Barnhill, fut-ce au péril de sa santé et de sa vie, sont forcément multiples et aucune d’elles n’épuise une prise de décision aussi radicale. La canne à pêche dans sa chambre d’hôpital offre dès lors un indice précieux. Il témoigne de la nostalgie de l’écrivain des « verts paradis » de l’enfance, de sa quête aussi pour la retrouver.
Cette canne à pêche, pas la même bien sûr, on la retrouve dans Un peu d’air frais, un roman, paru en 1939 et passé un peu inaperçu, et qui est comme une transposition des souvenirs d’enfance de l’auteur. George Bowling, le narrateur et personnage central de l’histoire, y apparaît comme un avatar de George Orwell. Certes, il n’est pas écrivain mais un simple représentant en assurances en surpoids et avec un dentier, et, s’il n’a pas combattu pendant la guerre d’Espagne, il fut blessé pendant celle de 14-18. La prescience de l’arrivée inexorable de la Seconde guerre mondiale, de la montée au pinacle de Staline et de Hitler, va bientôt déclencher chez le narrateur le souvenir de son enfance à Binfiled-le-Bas, petit village anglais anodin, affreusement banal mais qu’il se rappelle comme étant un pays de cocagne – « c’était l’été l’année durant » – même si la vie n’y était pas facile au sein d’une famille de grainetiers menacée par la paupérisation.
S’il tient tant à retourner à Binfiled-le-Bas, c’est d’abord pour pêcher : « Parce que, en un sens j’ai la nostalgie de mon enfance – pas de mon enfance propre, mais de la civilisation qui m’a vu grandir et qui touche, ce me semble, à sa fin. Et la pêche est, d’une certaine manière, le symbole d’une civilisation. Dès que vous pensez à la pêche, vous pensez à des choses qui n’ont plus rien à voir avec le monde moderne. La simple idée de rester assis toute une après-midi sous un saule au bord d’un étang tranquille – la possibilité même de trouver un tel étang – appartient à l’avant-guerre (…). Il y a quelque chose de solide jusque dans le nom des poissons anglais. Ce sont des noms résistants, solides (…). »
Mais l’étang magique est devenu une décharge. Et il ne reste plus grand-chose du petit village de l’enfance, devenu une vague localité pavillonnaire, sans aucune grâce, dévorée par le plastique et les constructions édifiées vite fait, mal fait, où tout a été sacrifié à une modernité hideuse : « Rien que des maisons, des maisons partout, petites maisons d’un rouge criard avec leurs rideaux crasseux et, derrière, leur jardin minuscule où rien ne pousse, qu’un gazon et quelques pieds-d’alouette entre les mauvaises herbes. Et des types allant de-ci delà, des femmes secouant leurs tapis, des gosses la morve au nez jouant sur le trottoir. » Il ne sera même plus possible à George Bowling de tremper la canne à pêche qu’il s’est achetée pour l’occasion dans aucune rivière, toutes étant devenues des cloaques. Il l’abandonnera sur place, totalement dégoûté.
Le livre n’est sans doute pas du même niveau des trois monuments littéraires que sont Hommage à la Catalogne, La Ferme des animaux et, bien sûr 1984. Il n’en demeure pas moins un très beau roman poétique. On y découvre un Orwell caustique, et même drôle, bon styliste, très préoccupé par l’environnement déjà gravement mis à mal par une industrialisation massive et une urbanisation folle, ainsi que très fin observateur des mœurs de l’Angleterre des années 30. L’histoire elle-même peut se lire comme un prologue à 1984 – il en eut d’ailleurs l’idée en l’écrivant. Ce monde nouveau qu’il décrit soigneusement dans toute sa médiocrité à la veille de la Seconde guerre mondiale annonce le nôtre. Il anticipe l’arrivée d’un Big Brother, qui, de la Chine à l’Amérique, se fait aujourd’hui de plus en plus menaçant.
En anglais, le titre du roman est Coming Up for Air et fait allusion aux poissons qui vont en surface. C’est ce qu’a fait le narrateur en remontant à l’air libre de son enfance. L’occasion pour Orwell de nous livrer des pages magnifiques sur la pêche, les pêcheurs, les poissons, les appâts, les rivières tout un monde aujourd’hui ignoré des gamins des villes alors qu’il est une belle initiation à la vie tout simplement.
Visionnaire fut George Orwell, on le sait. Il le montre à nouveau dans ce roman. Mais cette fois, il l’est avec les yeux de l’enfance, une enfance qu’il n’a sans doute jamais vraiment quittée comme en témoigne la canne à pêche dans sa chambre d’hôpital. En la découvrant, un ami venu lui rendre visite s’exclamera : « Le petit garçon vivait encore dans l’homme d’âge mûr, tout comme les paysages de campagne dans lesquels il s’était promené, tout comme les ruisseaux dans lesquels il avait pêché. »
Un peu d’air frais de George Orwell, roman traduit de l’anglais par Richard Prêtre, Les Belles Lettres, 2024, 280 p.