«Me voilà sans père. Je voudrais faire marche arrière, retourner dans la chambre mortuaire, te dire tout ce que je ne t’ai pas dit, tout ce que je te dois, mais il a fallu m’arracher à toi car si j’en dresse l’inventaire exhaustif, il me faudrait veiller ton corps jusqu’à la putréfaction. »
Le premier roman de Rachida Brakni, Kaddour, s’étend sur un week-end prolongé du 15 août, marqué par le deuil, le chagrin, les réminiscences et les questionnements existentiels. Pour l’enterrement de son père, la narratrice rejoint sa famille en région parisienne ; Kaddour a toujours émis le souhait d’être enterré dans sa terre natale, en Algérie. Ses proches partagent leurs peines et leurs prières, accompagnés par celui que l’autrice nomme le coryphée, c’est-à-dire l’imam.
Le silence du défunt rejoint celui du père qui s’est peu exprimé de son vivant, invitant la narratrice à écrire son histoire muette marquée par le labeur, l’âpreté de l’exil et une dignité indéfectible. Les souvenirs remontent à la surface, ceux des joyeux départs en Algérie, associés à une sourde injonction de réussite, des bribes livrées sur une enfance de misère, une arrivée en France difficile et une transmission en pointillés. La narratrice revient sur son amour pour la langue française et la construction chahutée de son identité, entre des mondes souvent étanches. Les personnages sont vrais, ils sonnent juste, et la douceur avec laquelle sont dessinées les scènes est saisissante. L’écriture visuelle de Rachida Brakni est empreinte de son expérience des planches et des plateaux, les scènes sont esquissées avec précision et densité. Au fil des phrases, résonnent la voix sonore de la comédienne et la netteté de sa diction, dans une rythmique qui participe à la puissance narrative. Kaddour vous prend par la gorge, l’expression d’un amour qui ne dit pas son nom et celle d’une souffrance partagée se livrent avec pudeur, par les gestes, les regards ou les interstices entre les paroles échangées.
Rachida Brakni aurait dû être présente à l’occasion de Beyrouth Livres pour différents projets dont des rencontres, et une lecture croisée avec Dominque Eddé. Sans hésitation, elle promet que c’est partie remise.
Comment s’est mise en place l’articulation entre votre posture de comédienne et celle d’auteure ?
Au départ il y a eu un désir impérieux d’écrire ce portrait de mon père, et il était de mon devoir de lui confectionner la plus belle des broderies. J’ai découvert un plaisir insoupçonnable à articuler une pensée, à faire s’entrechoquer les mots, à trouver le bon rythme, ça a été un exercice salvateur pour moi. J’ai d’emblée commencé par cette phrase : « 15 août 2020. Ce n’est pas un jour pour mourir. » Je savais qu’il fallait que je raconte ces cinq jours, de l’annonce de la mort à l’inhumation dans le cimetière de Tipaza, et que ce serait l’occasion pour moi de trouver des échappées pour convoquer le parcours de la figure paternelle et me raconter en filigrane, dans le rapport que j’avais à cet homme.
Je me suis beaucoup servie d’éléments inanimés pour les rendre vivants, le moindre objet, un parfum, une photo, un plat, tout est sujet à évocation et à laisser libre cours à la mémoire.
Dans ce livre, la langue résonne avec puissance, comment avez-vous travaillé cette dimension musicale, essentielle dans votre travail de comédienne ?
J’ai toujours eu un grand amour de la littérature, et c’est peut-être pour cela que je ne me suis jamais autorisée à écrire, j’ai toujours pensé que ma fonction était de prendre en charge les mots des autres. Quand j’écris, je relis à voix haute, et le fait d’être comédienne, d’avoir un certain sens de la musicalité, a servi mon écriture. À l’inverse, je crois que mon écriture nourrit mon interprétation.
La langue est un enjeu. Quand mes parents sont arrivés en France, ils ne parlaient pas français et ne savaient pas lire l’arabe littéraire. Ils s’inscrivent dans une tradition orale dont j’ai hérité. Le fait d’être la première à mettre en mots la vie de mon père revêt un aspect subversif, tous ceux qui m’ont précédée ne savaient ni lire ni écrire. Changer de langue, c’est changer de mémoire, de pays, de culture. Mes parents ont appris le français en même temps que nous. Dans le livre, je raconte le moment où je constate que mon père se met à parler en français avec ma jeune sœur. Cela me bouleverse et me terrifie, j’ai eu peur qu’il se coupe de ses racines, or c’était le seul bien qu’on pouvait me léguer. Ce fut une tristesse infinie, cela actait le fait qu’il ne retournerait pas dans son pays d’origine.
J’ai été petite fille témoin du mépris qu’on pouvait manifester à l’égard de mes parents en les tutoyant, et en me construisant, j’ai embrassé cette langue française, je l’ai aimée, en contrepoint.
Kaddour n’est-il pas un portrait en creux où vous comblez le silence associé à la figure paternelle ?
À titre personnel, c’est un homme de peu de mots, mais c’est aussi le portrait de nombreux hommes qui ont connu une sorte d’effacement. Ce sont ceux que l’on appelle les travailleurs immigrés, on s’est privé de leur donner de la chair, des aspérités, une identité propre ; ils se sont noyés dans une espèce de masse, la société française a fait en sorte de les invisibiliser. Tout concourait à leur signifier qu’ils n’étaient là que de passage, et qu’ils n’étaient que des statistiques. On parle toujours de ces hommes d’un point de vue sociologique, économique, parfois historique, mais très peu d’un point de vue individuel et humain, ou littéraire.
Prendre la plume, c’est aussi ancrer cette histoire dans un récit collectif. Je fais partie de cette nouvelle génération qui a décidé de raconter l’histoire de ces femmes et ces hommes qui n’en avaient pas les moyens ; ce récit fait partie de l’histoire française et c’est à nous de nous inscrire dans cette histoire. Personne ne le fera à notre place.
Est-ce la douceur de votre approche qui vous permet d’écrire un récit collectif ancré dans l’intimité des personnages ?
Par mon métier de comédienne, je crois beaucoup à l’infiniment petit qui produit de l’infiniment grand. Quand j’ai commencé à écrire, j’ai tenu à ce que le sujet soit à l’os, il n’était pas question d’en faire un manifeste. Je fais confiance au pouvoir évocateur, et à la capacité du lecteur de partir de cet infiniment petit pour réfléchir sans que quoi que ce soit ne lui soit imposé. Ce que j’aime, c’est ce qui relève d’un intime ni voyeur, ni putassier, mais plutôt clinique. Je m’adresse à une sensibilité qui fait que celui qui est en miroir va trouver le moyen de dialoguer avec cette figure qui vous est proposée.
Il n’y a rien de plus beau que de faire appel à l’intelligence de quelqu’un qui vous fait l’honneur de découvrir un pan de l’histoire. Et puis, j’ai horreur du pathos et du « didactique ». Je n’ai pas envie d’ériger quoi que ce soit, c’est un dialogue qui se poursuit, je reçois des témoignages de lecteurs de tous horizons, qui se reconnaissent dans cette histoire, car j’aime penser que nous faisons partie d’une humanité commune. L’idée n’est pas de faire de Kaddour un manifeste politique.
Dans quelle mesure l’idée que la figure arabe masculine est déconsidérée dans la société vous tenait-elle particulièrement à cœur ?
C’est un élément que j’ai observé très jeune, dans le rapport qu’on pouvait avoir à mon père par rapport à ma mère. La figure de l’homme arabe semble être une masse compacte, quelle que soit son origine ; d’ailleurs on ne lui laisse pas le loisir de la détailler, en lui ôtant ainsi toute singularité. Je suis convaincue de cette idée, véhiculée dans la société qui se demande régulièrement pourquoi les filles s’en sortent mieux. Et j’en ai fait l’expérience en tant que comédienne. Je crois que c’est aussi pour cela que j’ai voulu écrire ce livre ; j’ai beaucoup souffert en début de carrière quand on considérait que j’étais forcément en rupture avec ma famille puisque j’étais comédienne. On imaginait que c’était le cas du fait de mes origines maghrébines, avec un père arabe et musulman, à qui on ôtait toute intelligence.
J’ai pu observer ce phénomène avec mon frère, mes cousins, des amis.
L’étude du contexte colonial montre comment les femmes étaient, elles aussi, des enjeux à coloniser, avec par exemple les cérémonies de dévoilement organisées. Leurs corps étaient des enjeux à coloniser, et il y a un fantasme de la femme orientale, comme pour l’homme arabe, qui représente le danger. Le film de Fassbinder, Tous les hommes s’appellent Ali est très évocateur à ce sujet. Interroger l’histoire est essentiel pour comprendre toutes les répercussions qu’elle peut avoir dans nos sociétés contemporaines où on ne convoque pas les mêmes clichés selon les sexes. Ainsi, un mariage mixte avec une femme arabe est bien mieux accepté que lorsqu’il s’agit d’un homme arabe. Pour un homme, il est beaucoup plus difficile de pouvoir s’affranchir de tous ces clichés.
Ce livre est-il lié à un sentiment de culpabilité ?
Ce qui m’a appelé à écrire ce livre dépassait largement ma petite histoire. La culpabilité est inhérente à la disparition et à nos parents, surtout quand c’est une vie de sacrifices, dans une espace de zone grise puisque mon père n’était plus tout à fait de là-bas, car déraciné, et pas tout à fait d’ici, car invisibilisé. Il y a le poids de cette culpabilité en moi : s’il n’avait pas eu d’enfants, mon père serait retourné dans son pays d’origine. J’ai cette lourde charge, avec sa vie de sacrifices liée à l’envie de faire de moi quelqu’un qui puisse s’épanouir, et qu’on n’allait pas déraciner alors qu’on l’était soi-même. Mais ce n’est pas pesant, cette culpabilité m’oblige, vis-à-vis de lui, de moi et des autres.
Kaddour de Rachida Brakni, Stock, 2024, 208 p.
«Me voilà sans père. Je voudrais faire marche arrière, retourner dans la chambre mortuaire, te dire tout ce que je ne t’ai pas dit, tout ce que je te dois, mais il a fallu m’arracher à toi car si j’en dresse l’inventaire exhaustif, il me faudrait veiller ton corps jusqu’à la putréfaction. » En quatre lignes, tout est dit. Tout pour celles et ceux qui se retrouvent sans père, du jour au lendemain. On ne fait jamais cet inventaire d'un coup. On ne le fait bien que par touches, au fil des ans; car chaque année, en X occasions, on revient vers son père défunt. A l'infini. Car un père est infini.
14 h 10, le 05 décembre 2024