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Nos Lecteurs ont la Parole

Joyeux anniversaire, Feyrouz

Chère Madame, aujourd’hui, c’est votre anniversaire. Quel âge avez-vous ? Aucun. Les déesses, ont-elles jamais eu un âge ?... En ce jour de fête, je ne doute pas que les cadeaux, plus somptueux les uns que les autres, affluent du monde entier et se déversent à vos pieds. Permettez-moi d’en ajouter un. Bien modeste, peut-être ridicule… Mon cadeau sera cette simple lettre. De piètre valeur, mais écrite à l’encre de mon cœur. Puisse-t-elle vous parvenir grâce aux vents favorables du destin. J’en serais tellement honoré ! Feyrouz, me permettez-vous de vous appeler Feyrouz? En effet, je suis un peu gêné d’user du titre de « madame » car vous êtes bien plus qu’une dame. Vous êtes un miracle fait femme. La voix d’un pays. La musique d’un peuple. Vous êtes un drapeau qui chante. Un bouquet de notes parfumées au bois de cèdre. Vous êtes Feyrouz…

Quand on pense à la France, on pense à la môme Piaf. Quand on considère la Grèce, c’est la Callas qui s’impose à notre esprit. Évoquez le Liban et ce sont les airs de Feyrouz qui retentissent dans les cœurs… Pour marquer l’histoire d’un pays, certains tuent, envahissent, pillent, mentent. Vous, vous avez simplement chanté. Chanté la beauté, la tristesse, l’espoir, toutes les émotions qui font vibrer l’âme. Votre instrument, Feyrouz, ce n’est pas la voix. C’est l’âme. Feyrouz, je ne suis pas libanais. Juste français. Et pourtant, je vous connais depuis longtemps. J’avais à peu près vingt ans la première fois que j’entendis parler de vous. Grâce à une jeune et belle arabe dont j’étais tombé sous le charme. Oui, c’est l’amour qui m’a mené à vous, Feyrouz. Invité chez elle, la demoiselle essayait, en vain, de m’initier à la musique orientale. Cependant, malgré les efforts que je faisais pour lui plaire, je dois confesser que mon goût de l’époque m’éloignait des sonorités arabisantes. Soudain, ses pupilles s’allumèrent, son cou se redressa, et, comme une évidence, elle me lança un : « Tu connais Feyrouz ? » J’eus envie de mentir pour gagner ses faveurs et paraître moins niais, mais ma petite expérience de la vie m’avait déjà appris que le mensonge bien plus que l’ignorance nous rendait bête. Alors, je lui avouais mon inculture : « Euh… Non. Connais pas. » C’est alors que, sans un mot, sûre de son effet, elle fit jouer la chanson

Habbaytak Bessayf. Dès les premières mesures, la musique me saisit. La guitare interpellait mon oreille, puis les violons achevèrent de me kidnapper : j’étais emporté. Et, enfin, votre voix. Jamais je n’en avais entendu de pareille. Des pures, bien sûr ! Des belles et des puissantes, aussi. Des délicates et expressives, rarement. Mais toutes réunies en une seule, jamais. Jusqu’à la vôtre… Pendant que vous chantiez l’amour, je vis la jolie arabe commencer à pleurer. Et, moi qui ne comprenais pas cette langue, sans savoir pourquoi, moi aussi j’eus envie de pleurer. La demoiselle avait de jolis yeux. Grâce à vous, elle avait désormais de jolies larmes. Elle me raconta : « Quand j’étais petite fille, chaque matin mon père m’emmenait à l’école en voiture. À chaque trajet, il mettait cette chanson. Jamais une autre. Il ne disait rien, ne chantait pas, pas même fredonnait. Les mains serrées sur le volant, il écoutait religieusement, comme s›il la découvrait. Moi, j’étais assise à l’arrière, mais je voyais dans le rétroviseur des larmes couler le long de ses joues… Je n’ai jamais su si mon père pleurait le Liban, Feyrouz, maman ou un amour secret. Quoi qu’il en soit, chaque matin, c’était la même chanson et les mêmes larmes. Quand je fus en âge d’aller seule au collège, j’exigeai de mon père qu’il continua à m’y amener en voiture. Je prétextais la paresse de marcher, mais en réalité, c’était pour Feyrouz, et pour les mystérieuses larmes de papa. » C’était « ça », Feyrouz, pour moi : le souvenir d’une jolie fille qui pleure en pensant aux pleurs de son papa. Fut-ce parce que je fus trop accaparé par cette chanson que je n’eus pas la curiosité de parcourir votre répertoire ? Je ne sais.

Toujours est-il que pendant de nombreuses années Habbaytak

Bessayf fut la seule chanson que je connus de vous. Puis, en octobre 2023, le destin voulut que j’aille au Liban. Cette destination stimula mon envie de découvrir l’intégralité de votre œuvre. Une envie qui rapidement se mua en joyeuse obligation. Car le Liban sans Feyrouz, ce serait comme l’Égypte sans Cléopâtre, comme l’Olympe sans ses dieux. Votre musique, alors, ne me quitta plus. À chaque sensation de ma vie, un air de votre composition m’accompagne. Chaque fois que je me promène dans Beyrouth, il suffit que je fredonne al-Bosta, et ça y est! Je suis dans le bus ! Je me dandine, je déambule, je me faufile… Je ferais le tour du Liban rien qu’avec cette chanson ! Quel carburant ! Quand je veux me transporter sur les lieux champêtres de mon enfance, la nostalgie délicate de Baldati Ghabaton Jamila me sert de véhicule. Pour me voir déchaîné, rien de plus simple : lorsque les cuivres de Kan Enna Tahoun, Sahar el-Layali, festoient avec le bruit de la foule qui reprend en chœur le refrain, si vous voyez un possédé qui lève les bras et qui, tant bien que mal, essaie de dire les paroles, ne cherchez pas plus loin : ce fou c’est moi.

À chaque écoute, je perds trois kilos. Meilleur régime ever. C’est fou l’effet que vous nous faites, Feyrouz... Bektoub Esmak Ya Habibi me transforme en enfant qui joue à cache-cache. Et si une Libanaise m’appelle habibi de la même manière que vous le prononcez, promis je lui accorde mon cœur, ma main et ma vie ! Vous êtes dotée de pouvoirs magiques, Feyrouz. Saalouni el-Nas me fait bouger mes hanches d’une façon que je ne croyais pas possible, moi le maladroit. Kaideich Kan Fi Nas, c’est ma tête qui ne m’appartient plus. Elle roule de gauche à droite, et je souris comme un imbécile heureux. Quant aux flûtes de Ana La Habibi, elles me transportent en Orient et me font amèrement regretter d’être occidental. Êtes-vous une chanteuse, Feyrouz, ou bien une magicienne? Bien des poètes se sont essayés à décrire Beyrouth, à en retranscrire l’atmosphère. En vain. Il n’y a que vous qui y êtes parvenue. En trois syllabes. Votre célèbre Li Beyrouth plane sur la ville pour l’éternité. Les pays ont leur hymne. Grâce à vous, une ville a le sien. Et quand j’ai dû partir de cette ville pour la première fois, le cœur pulvérisé de quitter un si gentil peuple et une si jolie terre, Aatini el-Nay Wa Ghanni accompagna mes larmes dans l›avion jusqu›à l’atterrissage à Paris. À chaque note déchirante que vous chantiez, elles jaillissaient, chaudes, tristes, bonnes et douloureuses. Je pourrais égrener bien d’autres titres de votre répertoire. Je suis même gêné de ne pas ici leur rendre hommage tant ils me bercent et m’exaltent. Mais je ne veux pas prendre trop de votre temps.

Feyrouz, vous avez traversé les époques comme si toutes vous appartenaient. Comme si chaque courant musical se faisait un honneur de faire partie de votre répertoire. Ce n’est pas Feyrouz qui s’adapte aux époques. Ce sont les époques qui se soumettent à Feyrouz. Comme le temps se soumet à l’éternité. Vous avez fait danser, vous avez fait pleurer, vous avez fait rêver. Et ce rêve ne s’éteindra jamais, Feyrouz. Votre voix, votre interprétation, votre présence, votre silhouette, à jamais sont gravées dans la mémoire de l’humanité. Votre talent, votre renommée ont de loin dépassé les frontières libanaises. C’est la planète entière qui résonne de vos chansons, Feyrouz. Et quand on tend l’oreille au plus haut des cieux, derrière les nuages, au-delà du soleil, au plus profond des galaxies, on entend les étoiles scintiller au son de vos merveilles. Joyeux anniversaire, éternelle Feyrouz. Et merci.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Chère Madame, aujourd’hui, c’est votre anniversaire. Quel âge avez-vous ? Aucun. Les déesses, ont-elles jamais eu un âge ?... En ce jour de fête, je ne doute pas que les cadeaux, plus somptueux les uns que les autres, affluent du monde entier et se déversent à vos pieds. Permettez-moi d’en ajouter un. Bien modeste, peut-être ridicule… Mon cadeau sera cette simple lettre. De...
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