Rechercher
Rechercher

Lifestyle - Photo-roman

Les Libanais à l’étranger, cinquante ans à avoir le cœur brisé

Pour les Libanais qui sont partis en 1975 et qui ont vécu de loin la guerre civile, comme pour moi, qui suis parti il y a trois ans et qui regarde de loin mon pays brûler et s’évaporer, c’est la même histoire, le même destin…

Les Libanais à l’étranger, cinquante ans à avoir le cœur brisé

Photo tirée du compte @oldbeiruthlebanon / Raymond Depardon

Il a neigé à Paris la semaine dernière. Pour tout le monde ici, c’était sans conteste le seul et rare « événement » venu remuer la platitude de cette ville où les jours qui sont les mêmes qui s’alignent sans surprises. De l’autre côté de ma vie, il pleuvait ce soir-là des avis d’évacuation émis par l’armée israélienne puis, une poignée de minutes plus tard, il pleuvait des missiles sur la banlieue sud de Beyrouth. Sur mon écran de télévision qui est désormais la passerelle entre les deux pans de ma vie d’émigré, un reporter de la MTV, avec son casque et son gilet pare-balles, comptait l’une après l’autre les frappes israéliennes et les bâtiments tour à tour écrasés. Et peut-être, en dessous, des gens qui avaient refusé de partir et dont il ne restait plus que quelques poussières.

Malgré le froid, j’ai eu besoin de sortir prendre l’air. Dans le tabac du coin où j’achetais des cigarettes, je l’ai vue pousser la porte et débarquer comme une petite tempête. Elle avait l’âge de ma mère et juste en la regardant, sans qu’elle n’ait eu besoin de dire un mot à part un « bonsoir » presque chanté avec ce r qui roule, j’avais compris qu’elle était libanaise. C’était en fait quelque chose dans ses yeux, un chagrin, une gravité, et en même temps un vide, comme le sont les yeux d’un enfant perdu.

Lire aussi

« Tu rentres au Liban pour Noël ? »

La même histoire

Mona avait attrapé une bouteille de Chardonnay à la volée, l’avait déposée à la caisse et, presque pour se justifier, elle avait dit, avec la voix qui se casse : « Ils bombardent le quartier où j’ai grandi, à Jnah, à deux pas de chez ma mère. Son appartement a peut-être disparu, je n’en sais rien. Heureusement qu’elle n’est plus là. Heureusement qu’elle est morte. » Je n’ai pas pu m’empêcher de lui parler, lui dire que je suis libanais comme elle et que l’on vivait le même cauchemar. « Ça va faire cinquante ans que je suis là, et cinquante ans que j’ai le cœur brisé. » Le pire, c’est que Mona voulait pleurer, mais elle n’avait même plus de larmes. Là, dans cette nuit glaciale parisienne, j’ai encore une fois pensé au Liban, aux hivers de mon enfance, avec les bonhommes de neige aux nez faits en carottes, et l’odeur de la terre mouillée et des châtaignes grillées sur le bord des autoroutes.

Le regard de Mona ne m’avait pas quitté de la nuit, ses cinquante ans à avoir le cœur brisé, loin du Liban. Elle ne m’avait rien dit, rien raconté de son histoire, mais je la connaissais pourtant par cœur, cette histoire, parce que c’est la mienne, celle de ma famille, et puis la nôtre, celle de tous les Libanais. J’imagine qu’elle avait eu le cœur brisé en prenant la fuite de Beyrouth en 1975, avec sa maison sur le dos, et la clef de son enfance à son trousseau. Le cœur brisé dans un studio de Paris, à attendre des heures pour que la ligne « accroche » et qu’elle prenne des nouvelles de ce pays laissé derrière, et qu’elle se réchauffe quelques minutes aux voix de ceux qu’elle aime et qui étaient restés là-bas. Le cœur brisé à chaque fois qu’elle branchait la radio, allumait son téléviseur, dépliait le journal, et qu’au milieu de cette tranquillité à laquelle elle n’a jamais réussi à s’habituer, lui parvenaient soudain des images et des nouvelles de son Liban cassé et cabossé. Le cœur brisé à chaque Noël, à chaque début d’été, en se demandant si elle pourra rentrer, et s’il valait mieux risquer sa vie, ou passer à côté de la vie au Liban, la seule qui vaille la peine. Le cœur brisé à chaque départ de Beyrouth après les vacances, en se demandant à quoi ressemblera ce paradis blessé la prochaine fois qu’elle y retournera. Le cœur brisé en apprenant que des amis avaient été tués par des snipers, que des lieux où elle avait laissé une partie d’elle avaient disparu en un battement de paupière. Le cœur brisé en pensant à sa maison de montagne, à son école, aux ruelles de son quartier, au balcon de son appartement de Beyrouth éternellement léché par le soleil et l’odeur de l’iode. Le cœur brisé ce soir de 1979 où elle avait été voir Feyrouz à l’Olympia, et ses yeux noyés de larmes au moment où elle avait prononcé les premiers mots de Bhebbak Ya Lebnan. Le cœur brisé à chaque fois qu’elle entendait la voix de Feyrouz qui est la voix de ses souvenirs.

Cinquante ans plus tard

Le cœur brisé à regarder, de loin, le Liban envahi par Israël en 1978, Beyrouth assiégée par Israël en 1982, le Liban occupé par la Syrie dès 1990, le Liban dévoré par les assassinats des années 2000, le Liban rongé par le sournois poison iranien, le Liban et ses rêves piétinés en 2019, Beyrouth pulvérisée en 2020 et là, de nouveau, dans le feu et le sang en 2024. Cinquante ans et pas un instant de répit.

Cinquante ans plus tard, dans cette nuit glaciale parisienne, je m’étais retrouvé dans les yeux de Mona. Mon exil n’a beau remonter qu’à il y a trois ans, mais je connais déjà si bien ce mal qui se lisait dans le regard de Mona. Ce chagrin qui me rattrape quand je ne m’y attends pas, dans mon salon, dans la rue, sur un banc, ou dans un taxi quand le chauffeur me dit : « Je vous ai reconnu à votre accent, je suis libanais aussi, ya ahla. » Ce manque qui me prend le cœur et le serre à chaque fois que je pense au Liban, à ces choses de rien du tout que je croyais éternelles et dont jamais je n’aurais pensé qu’elles me manqueraient autant, maintenant qu’elles ne sont plus.

Cette tranquillité, cette platitude qui m’entoure et qui, jusqu’aujourd’hui, me semble étrange et étrangère. Cet attachement qui, pour des raisons que je ne connaîtrai jamais, grandit plus le pays s’amoindrit et disparaît. Ces petits matins gris et glaciaux que rien ne réconforte à part la voix de ma mère ou celle de mes amis, dont je vois les visages sur mon écran, caressés par cette lumière introuvable ailleurs qu’au Liban. Ce besoin de les appeler constamment, maintenant plus que jamais, pour essayer de comprendre, pour essayer de me sentir plus proche. Ce sentiment de culpabilité, d’inconfort, de dissonance, de solitude parfois, lorsque je marche dans cette ville où la normalité me met mal à l’aise et parfois même en colère. Ce sentiment de regret et d’impuissance, à l’idée de voir la maison, mon pays qui est ma maison, malmenée, blessée, et mes mains liées, impuissantes, à bout de force. Cette impression de gâchis qui vient avec la réalisation qu’il me faudra renoncer à tous les rêves que je m’étais construits au Liban. Cinquante ans plus tard, c’est le destin de Mona qui devient le mien. Cinquante ans plus tard, c’est encore la même histoire et les mots que je cherche pour la dire.

Cinquante ans plus tard, c’est encore le même cœur brisé et rien pour le consoler, à part peut-être la voix de Feyrouz qui est la voix du Liban…

Il a neigé à Paris la semaine dernière. Pour tout le monde ici, c’était sans conteste le seul et rare « événement » venu remuer la platitude de cette ville où les jours qui sont les mêmes qui s’alignent sans surprises. De l’autre côté de ma vie, il pleuvait ce soir-là des avis d’évacuation émis par l’armée israélienne puis, une poignée de minutes plus tard,...
commentaires (5)

Que d'ingratitude...Pourquoi la France si l'on critique ce pays à longueur de lignes ? Et Paris...une ville de rêve !!! Pourquoi pleurer loin de chez vous? Allez rejoindre les combattants! Voyez comme les Syriens se précipitent pour rentrer dans leur pays "libéré" et cessent de se lamenter. Faites-en de même.

Lilou BOISSÉ

11 h 06, le 14 décembre 2024

Tous les commentaires

Commentaires (5)

  • Que d'ingratitude...Pourquoi la France si l'on critique ce pays à longueur de lignes ? Et Paris...une ville de rêve !!! Pourquoi pleurer loin de chez vous? Allez rejoindre les combattants! Voyez comme les Syriens se précipitent pour rentrer dans leur pays "libéré" et cessent de se lamenter. Faites-en de même.

    Lilou BOISSÉ

    11 h 06, le 14 décembre 2024

  • Je suis parti à Londres 6 Novembre 1975. J’ai jamais remis le pied. Je suis suis un vrai Beyrouti . Dans ma tête ….. Je suis chaque seconde entre mar mitr, mar n’oula et sahit sassine . Mieux vaut le pays des cèdres comme il était plutôt comme il est .

    La voix du centre

    14 h 07, le 12 décembre 2024

  • Il y a tant de Mona à Paris. Moi, je suis une Mona. Il y a aussi les enfants de Mona. Et vous. Et ce que nous devons transmettre à nos enfants, dans la chaleur d’un café parisien, autour du vin de l’amitié. Le souvenir de notre pays, dans ce qu’il a de fraternel et de joyeux. Et vous trouvez très bien les mots pour le dire et aussi, le ton.

    Gédéon Maya

    11 h 08, le 25 novembre 2024

  • "La platitude de cette ville"? Parlant de Paris? Vous êtes sûr?... Et si vous essayiez d'apprécier Paris ET le Liban. Vous verrez, c'est pas mal...

    May Parent du Chatelet

    01 h 27, le 25 novembre 2024

  • Vous exprimez si bien ce que je ressens aussi, tout comme Mona, je suis partie en 1976…

    Le Bourgeois Najla

    00 h 24, le 25 novembre 2024

Retour en haut