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Nos Lecteurs ont la Parole

Pourquoi vivre ne semble pas nous suffire ?

Les guerres sont affreuses. Quand elles sont loin de moi, j’arrive à vivre presque normalement, en évitant de trop suivre les nouvelles. Mais quand les bombardements se rapprochent, la réalité est là, imposante. La peur s’installe et avec elle l’angoisse et l’incertitude. Comme beaucoup de Libanais, je suis désormais l’actualité heure par heure, minute par minute. Le Sud, la Békaa et Beyrouth une nouvelle fois sous les bombes, une nouvelle fois sous les décombres. Et puis, les bombardements se rapprochent de Jbeil. Avec cette fois des victimes et des cadavres qui arrivent à l’hôpital.

Je ne me sens plus le droit sourire. Plus le droit d’être heureuse. Je ne me sens pas le droit non plus de quitter le Liban. De quitter ce pays dans lequel je vis depuis 33 ans, et ce malgré les exhortations de notre ambassade à quitter au plus vite. Je n’ai pas envie de quitter ma famille, mes amis, les équipes à l’hôpital. Notre maison, notre jardin, la mer, la montagne. Mais j’ai mal. Et le silence du monde entier fait encore plus mal que les bombes. Les dictateurs font ce qu’ils veulent et personne ne les arrête. Seuls de beaux discours pour sauver la face. Paroles, paroles, paroles…

Je n’entendrai plus jamais les bruits des avions de la même façon. Ils seront désormais liés à la guerre, à la peur, à l’horreur. Les nuits me font peur. J’ai peur de ce qui vient rompre le silence qui leur appartient. J’ai peur d’une porte qui claque. D’un objet qui tombe. Tous les bruits deviennent suspects. Je voudrais me contenter du silence que je chéris tant.

Le 10 novembre est un dimanche qui commence comme d’autres dimanches d’astreinte. À 10h10 alerte. Un village à 15km de Jbeil a été bombardé. Je déclenche le plan « afflux massif de victimes ». C’est la quatrième fois en deux mois. Les équipes de l’hôpital sont désormais bien rodées. J’enfile ma veste orange de « Clinical Lead », fonction que j’occupe lors des catastrophes. J’allume le talkie-walkie et le branche sur le canal 3. Je descends aux urgences m’assurer que nos équipes sont mobilisées. Les salles sont préparées. Les chariots dehors attendent les victimes. Et déjà on entend les sirènes des ambulances.

01: première victime. Un homme gravement brûlé. Il a le teint poussiéreux grisâtre qu’on reconnaît chez toutes les victimes de bombardements. Déjà hypotendu et tachycarde, mais encore conscient. Le bilan des lésions est lourd. Malgré une prise en charge rapide au bloc opératoire, il ne survivra pas.

Victimes 02 à 09. L’horreur.

Inconnu 02. C’est le premier sac blanc qu’on ouvre. Apparaissent deux fesses d’enfant. Une fille. Son corps est recouvert de feuille d’arbres. Sans doute était-elle en train de jouer dehors. J’interroge mon assistant pour remplir le registre des victimes non identifiées : « Couleur des yeux ? Couleur de cheveux ? » Il me regarde perplexe. Je regarde dans le sac. Il n’y a pas de tête. Je détourne la mienne.

Inconnu 03. Une odeur de roussi se dégage. Un collier en or qui brille sur un cou carbonisé. Des cheveux brûlés. Des yeux marrons. Un corps recroquevillé. Femme, la quarantaine. Survêtement bleu déchiré. Mon assistant précise « bleu gitane », ça me fait sourire.

Inconnu 04. Encore des fesses d’enfant. Cette fois c’est la jambe droite qui manque. Fille ? Garçon ? Il faut retourner le corps. Fille. 5 ans ?

Inconnu 05. Un homme. La quarantaine. Corpulence forte. Même teint grisâtre. Ses intestins dégueulent de son ventre explosé. Visage méconnaissable. Explosé.

Inconnu 06. Des morceaux de corps dispersés comme un puzzle à reconstruire. Pas le courage de compter les membres. Des herbes et des brindilles d’arbre dans les cheveux. Un enfant. À moins qu’ils ne soient deux ?

Inconnu 07 : cheveux bruns, longs, brûlés. Un sein impudique se dévoile. La trentaine ? Des restes d’un pantalon de survêtement noir.

Inconnu 08 : un corps d’enfant tranché en deux.

Inconnu 09…

J’ai la nausée ; je n’ai plus la force; je suis prise d’un vertige ; je vais m’asseoir. Les larmes coulent sur mes joues. C’est trop.

Pas de numéro 10. Mais des débris de corps amenés dans des sacs poubelles.

J’ai du mal à croire que de ces horreurs puisse naître autre chose qu’une envie de vengeance. Comment un plan de paix pourrait-il découler d’un bain de sang ? À quoi bon faire couler le sang d’enfants innocents ?

Soudain, deux bruits fracassants nous font sursauter. Sur le groupe « catastrophe » de l’hôpital, quelqu’un plaisante « c’est le tonnerre… il va pleuvoir ». Pas de nouveaux bombardements dans la région, mais des bombardiers israéliens qui passent le mur du son.

Triste journée ; horrible journée; j’ai les yeux embués ; une boule coincée à l’estomac ; une promesse de sommeil agité de cauchemars.

Il est 18h37. Cette fois, c’est vraiment le tonnerre.

Le ciel lui aussi verse ses larmes.

Dr Béatrice LE BON CHAMI

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Les guerres sont affreuses. Quand elles sont loin de moi, j’arrive à vivre presque normalement, en évitant de trop suivre les nouvelles. Mais quand les bombardements se rapprochent, la réalité est là, imposante. La peur s’installe et avec elle l’angoisse et l’incertitude. Comme beaucoup de Libanais, je suis désormais l’actualité heure par heure, minute par minute. Le Sud, la Békaa et Beyrouth une nouvelle fois sous les bombes, une nouvelle fois sous les décombres. Et puis, les bombardements se rapprochent de Jbeil. Avec cette fois des victimes et des cadavres qui arrivent à l’hôpital. Je ne me sens plus le droit sourire. Plus le droit d’être heureuse. Je ne me sens pas le droit non plus de quitter le Liban. De quitter ce pays dans lequel je vis depuis 33 ans, et ce malgré les exhortations de notre ambassade à...
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Mon Dieu quel désastre honte à Israël

Eleni Caridopoulou

20 h 16, le 20 novembre 2024

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  • Mon Dieu quel désastre honte à Israël

    Eleni Caridopoulou

    20 h 16, le 20 novembre 2024

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