11 novembre 2004 : ce jour-là est déclaré le décès de Yasser Arafat à l’hôpital d’instruction des armées Percy à Clamart, près de Paris. Le Quai d’Orsay est embarrassé. Que faire de cet homme qui n’est pas techniquement « un chef d’État », son statut de président de l’Autorité palestinienne sur un territoire occupé n’étant pas prévu au protocole. Pire, où expédier sa dépouille mortelle ? Il est enfin convenu de lui offrir quelques honneurs militaires sur place avant de l’envoyer provisoirement au Caire où il est né, à charge pour les autorités égyptiennes de l’envoyer à Ramallah.
Caroline Piquet-Di Paolo, une étudiante parisienne en littérature, s’apprête à se rendre au Caire à la faveur d’une bourse en langue arabe. Elle assiste peu après son arrivée au Caire à l’arrivée du cercueil de Yasser Arafat. Elle semble pourtant être la seule que cet événement impressionne. Dans le milieu des étudiants cairotes qu’elle commence à peine à fréquenter, les jeunes préfèrent garder une certaine réserve, voire une distance par rapport à l’homme qui a incarné les conflits et enflammé les débats de l’après-guerre, l’un d’eux le traitant même d’«emmerdeur». Et même si la place Tahrir est fermée, même si le président Hosni Moubarak rend au défunt les derniers hommages dus à son rang de chef de file de la révolution palestinienne, l’étudiante sent que le cœur n’y est pas, que tout cela n’est que forme et impatience de tourner la page.
Un ressenti confus
Elle, qui vient d’un milieu avignonnais plutôt défavorable aux Arabes, va très vite s’intéresser à ce personnage qui a soulevé tant de passions, provoqué tant de destructions, tout en devenant au moins pour l’honneur, une icône de la résistance à l’expansionnisme israélien. Cet aiguillon va la conduire du Caire en Palestine (elle écrit volontiers « Palestine » quand tout, de l’aéroport à Jérusalem, s’appelle officiellement « Israël »), de Palestine à Beyrouth avec des détours par Paris, enquêtant dans chaque ville sur la perception que les gens ont de ce personnage, qu’ils soient, comme au Caire, des Arabes excédés par son aventurisme ou, à Paris, des exilés palestiniens et libanais reconnaissants pour son combat qui a permis à leurs familles de rêver du retour ou d’espérer un regain de fierté. À Beyrouth comme à Jérusalem ou Jéricho, elle tente de faire parler des personnes dont les réponses sont toujours mitigées tant le ressenti que laisse Arafat est confus.
En Cisjordanie, un guide touristique réagit à l’évocation du nom avec un expéditif « Yasser Arafat, ah oui, pour toujours dans nos cœurs ». Myriam Hanouni, chargée de la guider à travers le territoire cloisonné, lui explique que « Yasser Arafat est ici dans le paysage bien plus que dans les mots ». Elle lui rappelle la dimension romantique et romanesque de ce personnage dont elle est de plus en plus décidée à écrire l’aspect littéraire, prête à abandonner sa thèse de départ sur les auteurs arabes francophones des années 1930 avec l’éventualité d’un angle sur le surréalisme. Myriam Hanouni évoque ce moment, lors des accords d’Oslo, où un Arafat lyrique annonce : « Vous verrez, demain, je vais prier à Jérusalem. » Elle rappelle aussi le concert donné par l’orchestre fondé par Daniel Barenboïm et Edward Saïd. « Mozart et Beethoven sont devenus les alliés (des Palestiniens) face à l’occupation. » Elle a une lecture particulière de la détestation palestinienne pour Souha, l’épouse de Yasser Arafat : « Ils ne lui ont pas pardonné d’avoir épousé l’homme de la Palestine, comme si Arafat avait été infidèle avec cette terre qu’il aimait appeler “sa fiancée”. » Mais pour Myriam Hanouni, ce mariage est surtout un signe d’affaissement de l’homme de tous les combats : « Souha et sa fille arrivaient à un moment où le combattant était fatigué, où il renonçait à sa stature de héros tragique aux prises avec son destin. Il redevenait homme, de chair et de sperme, simple mortel en quête de tendresse qui, au soir de sa vie, baisse les armes pour préférer aux affres du combat couches-culottes et biberons. »
Rencontré à Jéricho, l’Israélien Aron Lévi, irrigué de philosophie humanitaire et droit-de-l’hommiste, annonce clairement à la chercheuse : « Savez-vous que les Israéliens sont interdits de se rendre à Gaza ? Pourquoi ? La sécurité ? Non. Foutaises. Pour ne pas voir ! Ne pas voir la réalité de l’occupation et continuer à penser confortablement que Gaza est un repaire d’agités dangereux et ingrats envers tout ce que fait Israël pour eux. » Nous sommes en 2005. L’année vient de commencer et l’interminable conflit entre un État israélien sûr de son pouvoir et des Palestiniens aux droits sans cesse déniés atteint son paroxysme. Un copain libanais, Charles, entraîne l’auteure à Beyrouth où se déclenche la guerre israélienne de 2006.
Il croyait à la force du verbe
La mitraillette d’une main, de l’autre le rameau d’olivier, selon un célèbre aphorisme de son discours à Oslo, Arafat, comme Ulysse, a parcouru le monde pour tenter de convaincre de la justesse de sa cause et s’attirer quelque soutien. Fidèle, il n’a pas tourné le dos à Saddam Hussein lors de la guerre du Golfe, ce qu’a fait en revanche le régime Assad. Il croyait à la force du verbe, et l’un des derniers personnages rencontrés par Caroline Piquet-Di Paolo, un professeur de droit et juriste installé à Cambridge affirme que si sa voix n’était pas celle d’un orateur, ses textes étaient tout de même écrits par Mahmoud Darwich.
Évacuée de Beyrouth, l’auteure boucle sa boucle avec un retour à Avignon en plein festival de théâtre. La conclusion est évidente dans un croisement désabusé entre scène et réalité. Contrairement à Ulysse, Arafat est parti sans avoir jamais rejoint son Ithaque. L’année où, défait, il a dû quitter le Liban pour n’y jamais revenir, seul Mahmoud Darwich l’accompagnait à bord de ce bateau prémonitoirement baptisé l’« Atlantis ». « Mahmoud Darwich accompagnait Abou Ammar sur le bateau qui quittait Beyrouth et le nouvel exil signait l’alliance du poète et du combattant », concluait l’auteure lors de sa conversation avec un médecin parisien originaire de Tripoli. La Palestine avec sa cause désespérée est-elle l’Atlantide de notre siècle ? Pour Caroline Piquet-Di Paolo, mieux valait abandonner ce vain combat et son vain combattant et revenir aux surréalistes arabes. Cependant, avec une qualité d’écriture que l’on pourrait parfois rapprocher de celle d’un Julien Gracq dans Le Rivage des Syrtes, la voilà qui saisit Arafat en antihéros moderne, avec cette pointe de surréalisme qui n’appartient qu’à la dimension du rêve. Un rêve que nul n’ose plus rêver.