Un appel téléphonique. Au bout du fil, un officier de police : « une affaire vous concernant », lui dit-il. Le corps d’un homme a été retrouvé sur la voie publique, au Havre – un individu non identifié. C’est ce qu’apprend, abasourdie, la narratrice anonyme de Jour de ressac, le nouveau roman de Maylis de Kerangal. « C’est d’ailleurs d’entendre ce nom, le Havre, c’est de l’isoler tel un petit grain dans mon oreille qui avait fait basculer l’appel, lui avait donné sa frappe sourde, car – mais le policier le savait-il ? – j’ai vécu dans cette ville, j’y ai poussé comme une herbe folle jusqu’à atteindre ma taille adulte, ainsi que les dents, les pieds, le cœur et les poumons qui vont avec. Ce que j’avais en commun avec l’homme que l’on avait trouvé, a minima, c’était le Havre. »
Elle revient donc dans sa ville natale après une absence de plus de trente ans et découvre qu’elle a quelque chose d’autre en commun avec cet homme mort (un homicide, selon la police) : dans la poche du jean de l’individu, on a trouvé un ticket de cinéma avec son numéro de téléphone inscrit dessus. Elle ne reconnaît pas l’homme et n’a aucune idée comment son numéro a pu se retrouver sur ce ticket.
Or, cette intrigue policière n’est qu’un prétexte, l’essentiel résidant dans les retrouvailles de la narratrice avec sa ville natale et les réminiscences que ce retour éveille en elle.
Aujourd’hui, elle est doubleuse pour le cinéma et la télévision, et vit à Paris avec son mari et leur fille de vingt ans. Elle avait quitté le Havre juste après le lycée, persuadée qu’elle ne remettrait jamais les pieds dans cette ville portuaire aux teintes grises, que bien des visiteurs, malgré l’attrait de la mer, trouvent morne et sans charme, voire tout à fait laide.
Elle y revient pour une seule journée, mais cette journée va encapsuler son enfance et sa jeunesse, ainsi que le passé de la ville, même celui d’avant sa naissance. Différentes strates temporelles vont alors se superposer : elle se souvient de son premier chagrin d’amour – sa relation avec un jeune homme qui avait quitté le Havre avant elle et ne l’avait jamais recontactée, ce qui l’avait plongée dans une profonde dépression ; mais elle se rappelle également les recherches minutieuses qu’elle avait menées durant sa dernière année de lycée sur l’histoire de la ville, et comment celle-ci avait été complètement détruite par les bombardements aériens des Alliés pendant la Seconde guerre mondiale.
Cette unique journée fait également se superposer différentes géographies : le Havre d’aujourd’hui, devenu un centre de narcotrafic en raison de son port, et l’Ukraine – la narratrice ayant rencontré dans un bar deux étudiantes ukrainiennes ayant fui leurs pays, celles-ci lui racontent comment leur ville de Kharkiv avait été méthodiquement dévastée par les Russes.
À un certain moment de cette très longue journée, une idée s’empare de la narratrice et se mue en obsession : l’individu retrouvé mort sur la voie publique pourrait être un revenant, un fantôme de son passé ; c’est peut-être le jeune homme qu’elle avait aimé autrefois, celui qui était parti et dont elle n’a plus jamais eu de nouvelles…
Jour de ressac est un roman paradoxal : bien que son intrigue policière, tellement mince, ne soit qu’un simple prétexte pour faire défiler les souvenirs, il est aussi captivant qu’un véritable polar. Et cela surtout en raison de son style, qui est à la fois digressif, musical et hypnotique. Telles des vagues, les phrases s’enroulent sur elles-mêmes, s’avancent, s’agitent, se brisent, puis reviennent brusquement en arrière, aspirées par le ressac de la mémoire.
Jour de ressac de Maylis de Kerangal, Verticales, 2024, 256 p.