Se désintégrer à petit feu, se dissoudre lentement, graduellement, et disparaître dans le néant : c’est ce que cherche Hanadi, l’héroïne et la narratrice du nouveau roman de Hoda Barakat, Hind ou la plus belle femme au monde. Et c’est là que réside tout le paradoxe de ce récit. Alors qu’un roman repose le plus souvent sur le mouvement, le conflit, la quête d’un objectif, si minime soit-il, ici, l’intrigue s’articule autour d’une recherche de l’inaction, d’une aspiration au vide. Hanadi désire s’extirper de son destin, de tout destin, s’effacer peu à peu, ne laisser aucune trace.
Non que ce roman de Hoda Barakat – l’un des grands noms de la littérature libanaise contemporaine et auteure de La Pierre du rire, du Royaume de cette terre et de Courrier de nuit, couronné par le Prix international de la fiction arabe – soit dépourvu d’événements, loin de là ; mais ceux-ci n’apparaissent généralement que dans les réminiscences de la narratrice, tandis que dans l’ici et le maintenant, il ne se passe presque rien.
Après avoir vécu de nombreuses années à Paris, Hanadi rentre au Liban et s’installe dans le petit appartement de sa mère, décédée quelques mois plus tôt. Nous sommes en 2020, en pleine crise économique, et le pays est à peine reconnaissable : il n’y a plus de courant électrique, les comptes bancaires se sont volatilisés, et la pauvreté se répand telle une épidémie. Les déchets s’amoncèlent dans les rues, tandis que des bandes d’enfants et d’adolescents mendient le jour et se soûlent la nuit, agressant parfois les passants solitaires… Et pour couronner le tout, l’explosion du port de Beyrouth qui dévaste une partie considérable de la capitale.
Or, ce pays moribond, en pleine décomposition, constitue le cadre idéal pour Hanadi, un environnement qui, en quelque sorte, lui ressemble et vers lequel elle est revenue pour s’abandonner à son propre dépérissement. À travers ses nombreuses réminiscences, nous apprenons qu’elle fut, dans son enfance, d’une beauté exceptionnelle, la plus belle fille du monde selon sa mère. Sauf qu’il y avait eu quelqu’un d’aussi beau qu’elle : sa sœur Hind, décédée en bas âge, quelques années avant la naissance de Hanadi. Pour sa mère, Hanadi n’était que le substitut de cette morte. Quant à son père, il disparut un jour pendant la guerre civile, et elle ne sut jamais ce qui lui était vraiment arrivé.
Toute sa vie durant, Hanadi s’était sentie hantée par un fantôme ou un double : sa sœur Hind, dont elle était censée prendre la place. Pourtant, elle échoua à remplacer la belle morte, car elle fut atteinte d’acromégalie, un trouble hormonal qui provoque une augmentation anormale de la taille des pieds et des mains, ainsi qu’une déformation du visage. Sa mère, ne supportant plus de voir cette adolescente qu’elle percevait désormais comme une créature monstrueuse, la cacha dans le grenier. Hanadi y vécut enfermée pendant longtemps, mais parvint enfin à s’enfuir de la maison maternelle. Elle passa quelques mois chez sa tante paternelle avant de s’en aller en France.
Commença alors pour Hanadi une vie d’errance et de vagabondage : à Paris, elle vécut des années dans les rues, dormant sous les ponts ou dans les stations de métro. Mais c’est également à Paris qu’elle connut son unique et véritable amour : Rachid, un SDF amputé d’un bras, au passé énigmatique. Il fut le seul homme à l’avoir jamais désirée sexuellement, celui qui voyait en elle une femme, malgré l’apparence si virile que lui conférait sa maladie. Cependant, elle finit par le quitter, à cause de sa violence, de son alcoolisme…
Maintenant, au Liban. Rien, ou presque rien. Elle est arrivée au bout de son chemin. Sa maladie s’aggrave, sa santé décline. Ses articulations lui font de plus en plus mal, elle perd ses dents, et sa vision se détériore. Elle noue quelques amitiés éphémères avec des gens du quartier – la voisine du palier, le mécanicien du coin –, mais sa véritable compagne est une chatte, défigurée comme elle : trois pattes, un seul œil. L’existence de Hanadi, son être même, se rétrécissent peu à peu. Elle accueille son dépérissement avec une étrange sérénité, tout en continuant à aimer la vie. Car elle l’a toujours aimée, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Mais maintenant, c’est la fin. Ou presque. Il faut qu’elle s’en aille dans très peu. La seule consolation, c’est qu’elle est enfin à sa place – elle qui a toujours vécu dans une marginalité absolue. Exactement à sa place, dans ce pays jadis si beau, à présent d’une laideur monstrueuse. Un pays qui ne ressemble plus à un pays. Qui s’efface lentement, s’acheminant vers le néant. Exactement comme elle.
Avec Hind ou la plus belle femme au monde, Hoda Barakat signe un roman d’une noirceur insoutenable. Une sorte d’allégorie, géniale et très subtile, de la désintégration d’un pays.
Hind aw ajmalou mra’atin fi al-‘alam (Hind ou la plus belle femme au monde) de Hoda Barakat, Dar al-Adāb, 2024, 328 p.