Alors que les Libanais observent avec horreur la destruction systématique par Israël de villages, de villes et de quartiers dans les zones à prédominance chiite de la banlieue sud de Beyrouth, du Sud-Liban et de la plaine de la Békaa, ils pensent également aux implications démographiques que cela pourrait avoir une fois que le conflit aura pris fin.
Les adversaires du Hezbollah ont exploité cette situation pour créer un sentiment de panique dans la société libanaise. L’uléma Mohammad Ali Husseini, un religieux chiite opposé au parti, a affirmé il y a deux semaines à la chaîne al-Arabiya que le Hezbollah allait tenter de se relancer militairement depuis les zones non chiites du pays.
Toutefois, s’il est plausible que les dirigeants du Hezbollah et l’Iran préparent actuellement une position de repli afin de survivre et de reconstruire les capacités du parti, il est tout aussi vrai que la stratégie israélienne consiste précisément à faire en sorte que leurs partisans soient isolés à l’intérieur du Liban. Ce faisant, les Israéliens créent des fossés entre les déplacés, majoritairement chiites, et le reste de la société. Et cela ne fera qu’exacerber la pression de la plupart des Libanais sur le parti pour qu’il mette un terme à une guerre qu’il semble déterminé à poursuivre indéfiniment, encouragé par ses parrains iraniens.
Dès lors, le Hezbollah peut-il poursuivre sa guerre alors qu’une majorité de Libanais, même s’ils n’ont aucune sympathie pour Israël, ne voient pas l’intérêt de ce carnage et que sa base en subit déjà terriblement les conséquences ? Certes, sa survie et les priorités iraniennes seront toujours plus importantes que tout mécontentement interne. Mais ce faisant, le parti permet à Israël de détruire davantage ce qui a longtemps été l’essence de son autonomie et de sa force : son environnement socio-économique. Il est très peu probable que le parti puisse recréer cet environnement dans les régions non chiites, du moins sans provoquer une guerre civile.
Fardeau
L’un de ses alliés, Anis Naccache, avait d’ailleurs soulevé un point similaire en 2020, lorqu’il avait averti, dans une interview accordée à la chaîne de télévision pro-iranienne al-Mayadeen : « La sécurité nationale ne se limite pas aux armes et à la défense armée... (Elle est liée) à l’éducation, à l’économie, à l’agriculture et à la santé… » Et d’ajouter que le pouvoir du Hezbollah devait découler de sa capacité à développer une base de soutien sur une multitude de fronts et à s’entourer d’une société qui avait intérêt à défendre le parti de la résistance et ses institutions – à condition d’en avoir les moyens financiers, politiques et humains.
Mais est-ce encore possible aujourd’hui ?
Le Hezbollah conservera la loyauté de sa communauté dans un avenir prévisible, loyauté qui sera d’ailleurs renforcée si la présence des déplacés chiites est combattue dans l’ensemble du Liban. Mais la loyauté implique aussi des responsabilités. La base sociale du Hezbollah a été dévastée et appauvrie, et attend du parti qu’il s’en occupe. Ce fardeau rendra les efforts du parti pour reconstituer son infrastructure militaire infiniment plus difficiles, en particulier dans les zones qui lui sont hostiles.
En outre, le Hezbollah a commis des erreurs majeures dans le passé en violant de nombreuses règles non écrites du pacte confessionnel libanais. Il est accusé d’avoir assassiné l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et a déployé des forces en Syrie contre des sunnites ; tandis que de nombreux chrétiens lui reprochent, entre autres, l’explosion au port de Beyrouth, l’assaut de Tayouné en octobre 2021 ou encore la tentative d’imposer Sleiman Frangié au fauteuil de Baabda. Partout, le parti a suscité du ressentiment, et il peut donc s’attendre à une forte résistance à son programme, éventuellement par le recours aux armes.
Feu vert iranien ?
Dans cette hypothèse, l’Iran permettrait-il au parti de tomber dans ce piège ?
En cas de nouvelle guerre civile, de nombreux pays interviendraient du côté des adversaires du Hezbollah, notamment Israël, pour aider à vaincre le parti. Le Liban serait sans doute ruiné, tout le monde serait perdant, mais du point de vue iranien, l’issue serait particulièrement insatisfaisante. C’est pourquoi il est difficile de voir Téhéran donner son feu vert à des mesures qui pourraient conduire à un conflit interconfessionnel et ravageraient encore plus la communauté chiite.
Dans le même temps, l’Iran pourrait ne pas être en mesure d’offrir au Hezbollah et à ses partisans une assistance importante. Réarmer la milice et reconstruire les zones chiites simultanément coûterait plusieurs milliards de dollars, ce que les Iraniens pourraient ne pas être en mesure d’épargner en cette période de difficultés économiques. Plus fondamentalement, les responsables iraniens doivent se demander si un nouvel investissement majeur dans le parti en vaut vraiment la peine aujourd’hui. Le Hezbollah étant incapable de faire subir à sa communauté chiite une nouvelle épreuve d’anéantissement à l’échelle nationale, ses capacités militaires ont été effectivement neutralisées, probablement pour des décennies. Il en va de même pour le Hamas à Gaza. Les Iraniens doivent donc évaluer froidement si leur stratégie calamiteuse d’« unité des fronts » mérite même d’être sauvée.
Deux idées viennent à l’esprit. Premièrement, en cas de guerre civile sur plusieurs fronts, le Hezbollah serait-il dans une position avantageuse ? La géographie de la communauté chiite aujourd’hui est déjà vulnérable. Il existe trois zones de concentration communautaire : le sud du Liban, le sud et le nord de la plaine de la Békaa et la banlieue sud de Beyrouth. Dans le meilleur des cas, il serait difficile de relier ces zones en cas de conflit, car les voies de communication entre elles sont dominées par d’autres communautés. Toutefois, si, comme le prétendent les semeurs de panique, le Hezbollah tente de s’ancrer dans des régions non chiites, en l’absence d’une base sociale, le parti se trouverait dans une situation encore plus difficile pour mener une guerre, en particulier une guerre considérée par ses ennemis comme ayant des implications existentielles.
Deuxièmement, qu’en est-il de l’armée libanaise ? On a tendance à oublier qu’il existe encore une force armée dans ce pays qui peut contrôler les troubles si nécessaire, et qui est même prête à intervenir avec une force létale si cela s’avère nécessaire pour maintenir la paix civile. C’est précisément ce qu’elle a fait lors de l’incident de Tayouné, lorsqu’elle a empêché des hommes armés du tandem chiite d’avancer. Les militaires réalisent sans doute aujourd’hui qu’ils n’ont jamais été aussi près, depuis la fin de la guerre civile en 1990, d’imposer l’autorité de l’État (aussi déficiente soit-elle) à la société.
Le Liban doit faire face à de nombreuses difficultés, qui s’ajoutent à celles auxquelles il a été confronté au cours des cinq dernières années. Peu de pays ont eu à endurer autant de choses en si peu de temps. Cependant, alors que, dans le meilleur des cas, le Hezbollah aura une montagne à gravir dans les années à venir, il est peu probable que le parti veuille le faire en étant en guerre avec le reste de la société.
Ce texte est la version synthétique d’un article publié en anglais sur Diwan, le blog du Malcolm H. Kerr Carnegie MEC.
Rédacteuren chef de Diwan. Dernier ouvrage : « The Ghosts of Martyrs Square: an Eyewitness Account of Lebanon’s Life Struggle » (Simon & Schuster, 2010, non traduit).
Qui est l'homme dont le visage apparait sur la photo? A t-il été poursuivi pour port d'armes ? Avant de répondre à la question de l'article, répondons d'abord à l'une au moins de ces deux questions triviales.
16 h 40, le 03 novembre 2024