
La fameuse scène de la piscine avec Jean-Édouard et Loana, reprise dans la série « Culte ». Photo DR/Amazon Prime
Son regard est vide, ses cheveux péroxydés et ses talons compensés. Devant les caméras capturant tous ses faits et gestes, elle fume, évoque son passé de gogo-danseuse et se brosse les dents six fois par jour après s’être forcée à vomir. Jugée, admirée, moquée, elle ne le sait pas encore, mais elle est devenue, en l’espace de quelques jours, une bête de foire pour curieux décomplexés et spectateurs obsédés.
À l’extérieur, les tours du World Trade Center tiennent toujours, Lionel Jospin est à Matignon et Janet Jackson caracole en tête des ventes d’albums. En ce mois d’avril 2001, les Français découvrent Loana, 23 ans, fortement complexée, infiniment tourmentée. « Elle a été le symbole, le visage le plus reconnaissable de la télévision. Les gens ont appris à l’aimer car elle était aussi envoûtante que brisée », relate à L’Orient-Le Jour Alexia Laroche-Joubert, productrice de cette première téléréalité hexagonale tirée du concept néérlandais de Big Brother. « Voir des vingtenaires enfermés dans un même lieu, vivre, s’aimer, s’engueuler sous des caméras allumées 24 sur 7, était intriguant car si novateur. L’introduction de ce modèle a fait basculer tous les acquis et autant vous dire qu’on en a pris plein la gueule ! » ajoute celle qui créera par la suite une dizaine d’autres programmes du genre.
La série « Culte » retrace les coulisses de la création de la célèbre téléréalité. Photo DR/Amazon Prime
Ce Loft, repensé à la sauce black-blanc-beur post-98 et garni de jeunes hormoneux en manque de repères et de représentation, détonne donc dans un paysage audiovisuel tricolore accoutumé aux talk-shows flegmatiques. Au même moment en interne, les salles de rédaction ont tout d’un champ de bataille. Les courbes d'audience sont scrutées et les cibles savamment analysées. Les chaînes privées, autrefois réticentes à l’idée d’introduire la « trash-TV » dans les foyers des ménagères se lâchent, donnant libre cours aux aspirations américanisées, puisqu’il est surtout question de vendre désormais.
« En nous penchant sur les vieilles histoires, nous avons voulu raconter les coulisses de l’arrivée de ce genre télévisuel dans notre pays », explique Louis Farge, réalisateur de Culte – disponible sur Amazon Prime depuis le 18 octobre dernier –, mini-série s’attachant d’abord à l’élaboration du Loft, aux embûches rencontrées par ses créateurs et aux conflits d’egos surdimensionnés s’entrechoquant sur les vitres de la tour TF1. « 23 ans plus tard, l’histoire mérite d’être enfin contée dans son entièreté. »
Rejet condescendant
Au fil de six épisodes émaillés par les esclandres intrinsèques, les cerveaux derrière la série cherchent en premier lieu à narrer une époque où la possibilité de créer semblait infinie. Les scénaristes Nicolas Slomka et Matthieu Rumani, tous deux adolescents au moment de la diffusion de la saison princeps sur M6, souhaitent avant tout faire transparaître l’adrénaline d’une régie ne sachant pas constamment comment réagir face aux moult imprévus et craignant la censure du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). « Personne n’avait les codes. Ni les téléspectateurs ni les lofteurs. Il y avait une forme d'innocence et de pureté. L’intrigue dans Culte ne repose pas sur le fait de savoir que l’émission va être un succès, mais plutôt de comment elle va le devenir », étayent les trentenaires, embarquant dans leur « délire » Alexia Laroche-Joubert, déjà aux manettes du barnum qui a transformé la petite lucarne en miroir des troubles et des vices d’une société pas encore prête à s’assumer.
La comédienne Anaïde Rozam incarne un personnage inspiré d'Alexia Laroche-Joubert. Photo DR/Amazon Prime
Dans la cuisine teintée d’une lumière rosâtre, les contours de la salle de bain enfumée par les pétards cachés ou sur les rebords de la fameuse piscine où Loana et Jean-Édouard se sont un peu trop amusés – alors que tout était diffusé en direct sur internet –, le Loft révèle dans la presse un conflit de classe, un mépris culturel, un procès d’intention voulus par l'intelligentsia coincée dans les beaux quartiers. « Ça a mis fin à la télé de papa-maman. La jeunesse des années 2000 prenait enfin toute la place qu’elle méritait », soulève avec fierté Laroche-Joubert, incarnée à l'écran par Anaïde Rozam.
En affichant sans complexe les mésaventures d’une équipe rédactionnelle se nourrissant presque exclusivement de médicaments et sniffant de la poudre blanche pour tenir la cadence, jusqu’alors inédite dans le domaine des médias, Culte retrace également l’épopée de la « petite chaîne qui monte ». Malgré la concurrence souvent déloyale causée par les grands patrons de TF1, furieux de devoir contester leur statut de leader européen, M6 signe presque quotidiennement des scores faramineux en access prime time, débloquant ainsi la voie pour l’adaptation ou la création de nouvelles téléréalités, avant-gardistes et blindées de paradoxes…
Du buzz et un souffre-douleur : Loana
Filmés devant un bol de céréales en petite culotte ou dans un « confessionnal » en débardeurs arc-en-ciel, la vacuité morale et apparente du Loft dérange les puritains conservateurs comme les moralistes de gauche, mais fait surtout une victime collatérale, Loana Petrucciani.
Seule lofteuse représentée dans la série – par la comédienne Marie Colomb –, les premiers déboires d’une candidate aussi fascinante que stéréotypée sont exposés à la une de journaux people de seconde catégorie. Bimbo au grand cœur en quête du grand amour bien niais, Britney Spears du Sud sans grand talent ni ambitions, les adjectifs péjoratifs pour décrire la Niçoise s’accumulent, font indirectement d’elle un fantasme hypersexualisé dérangeant, une icône d’une pop culture cramée par les projecteurs qu’elle désirait.
« À la télévision, elle était géniale, c’était du pain bénit pour les annonceurs et producteurs. Cependant, avec le recul et ce qu’on l’on sait de son passif – elle a été victime de viols, d’agressions sexuelles à répétition dans son enfance et est mère d’une petite fille dont elle ne peut prendre soin faute de moyens, NDLR –, on aurait peut-être pas dû la laisser intégrer ce casting », estime Jacqueline Corado, actrice campant un personnage inspiré d’Angela Lorente, excentrique directrice de casting espagnole en chemisier léopard et pantalon en cuir. « On voyait les failles d’une personne en temps réel, son mode de raisonnement, sa façon de réagir aux défis du vivre-ensemble. C’était beau, touchant. Sauf que le but était de faire de l’audimat », insiste Corado, son accent aux couleurs de la movida mis au placard.
Marie Colomb interprète le rôle de Loana dans « Culte ». Photo DR/Amazon Prime
Si la fiction de Nicolas Slomka et Matthieu Rumani réhabilite la grande histoire de la célèbre blonde en l’humanisant justement, le mythe de l’écervelée en plastique se désintègre aussi au gré des séquences où Loana affiche une maturité inattendue. « Cette série, comme le Loft en son temps, prouve qu’il faut aller au-delà des clivages et des clichés. En 2001, c’était l'avènement d’une jeunesse invisibilisée et désœuvrée. En 2024, c’est sa compréhension et son adoption malgré les mauvaises langues qui persistent », clôt Alexia Laroche-Joubert qui se lancera, dix semaines après la fin du Loft Story 1, dans la production de nombreux projets tout aussi titanesques, dont la Star Academy et Koh-Lanta.
Loana, qui a cédé les droits de ses ouvrages autobiographiques sans regard sur la production, n’a pas participé à sa promotion, « puisque ruinée, affaiblie, internée… combative », assure une source proche voulant conserver son anonymat. Longtemps raillée et rabaissée pour son ingénuité et une certaine beaufitude non revendiquée, souvent touchée par le système médiatico-patriarcal dont elle a été la cible, celle qui s’est faite plus rare ces dernières années continue pourtant de faire parler d’elle. Les tours du World Trade Center sont tombés, les extrêmes sont aux portes du pouvoir et Janet Jackson a quelque peu disparu des ondes, mais Loana reste, elle, toujours aussi captivante. Jusqu’à l’ultime déchéance ?
Excellent article
06 h 41, le 25 octobre 2024