
L'écrivain français Frédéric Paulin. Photo Julien Lutt
Nul ennemi comme un frère (Agullo Éditions) est un roman noir dans les règles de l’art, et il se lit d’une traite. Frédéric Paulin, rompu à l’exercice, tisse avec une habileté saisissante des faits historiques et les trajectoires chahutées de ses personnages. Philippe Kellerman est un conseiller de l’ambassade de France, en poste à Beyrouth au moment du déclenchement de la guerre. Sa fascination pour le pays se double d’une passion amoureuse pour une jeune traductrice chiite, Zia.
Au cœur de cette fresque historique minutieusement documentée, des familles entières sont bousculées par une guerre qui n’est pas sans évoquer l’actualité. « Oui, peut-être que, pour les pays étrangers, le Liban n’est qu’un moyen de renforcer leur puissance régionale », avance le narrateur au début de la guerre. Plus loin, au moment de l’invasion israélienne en 1982, on peut lire : « L’opération s’appellera Paix en Galilée. Un nom qui donnera le sentiment qu’Israël remplit une mission d’autoprotection. Sharon laisse entendre qu’il s’agira d’une intervention brève, quarante-huit heures au maximum, lors de laquelle Tsahal ne pénétrera que de quarante kilomètres à l’intérieur du Liban . Mais ce n’est pas vrai (…). La terre d’Israël a peut-être besoin du mensonge pour survivre. »
Le récit n’est pas orienté, le texte entrecroise des narrations portées par des personnages des différents camps, crédibles, complexes et souvent contradictoires ; l’effet de réel est net et tranchant, même dans l’absurde. Ainsi, Les antagonismes se résolvent parfois au Grand Théâtre de Beyrouth, transformé en cinéma pornographique, où se retrouvent des miliciens de tous bords.
Deux autres tomes
Pour commencer, Frédéric Paulin précise que sa démarche n’a aucune dimension « putassière » dans le choix d’un sujet aussi actuel. « J’ai terminé ma trilogie à la fin de l’année 2022, le sujet m’a intéressé car la région est une poudrière, et j’ai souhaité travailler sur les années 75-89. Cet opus est le premier tome, deux autres paraîtront l’année prochaine, en février puis en septembre », explique le romancier. Sa trilogie précédente, Benlazar, qui proposait une généalogie du terrorisme, a été récompensée par une dizaine de prix. Au départ, Frédéric Paulin avait en tête d’écrire l’histoire des otages au Liban. « Cela m’a beaucoup marqué dans mon enfance, de voir leurs visages tous les soirs au journal télévisé, et je me suis toujours intéressé à l’histoire du Liban. Je me suis rendu compte que, dans mon projet, je devais contextualiser la situation et parler du Liban et de la France de cette époque », enchaîne l’auteur.
Grand lecteur de presse et d’essais universitaires, Frédéric Paulin développe une connaissance précise et documentée des années de guerre au Liban. « Cette histoire n’a jamais été écrite officiellement au Liban, mais ce que je trouve passionnant, c’est que ce sont les artistes qui le font. Les romanciers libanais se sont emparés du sujet, le livre Confessions de Rabee Jaber m’a beaucoup éclairé. Sa force est de faire de l’hors-champ : la guerre bouscule l’intimité des êtres, mais on n’est pas dans la démonstration, et la vie continue », analyse Paulin, qui ne s’est jamais rendu au Liban. « Le roman libanais m’a permis de ressentir les odeurs, le goût des plats, de même que le cinéma libanais qui m’a beaucoup appris. Notamment le film Sous les bombes de Philippe Aractingi, réalisé en 2006, quasiment en temps réel pendant la guerre. Cela semble impensable en France, quand on voit qu’il a fallu une quarantaine d’années avant d’évoquer la guerre d’Algérie. J’ai aussi lu beaucoup de témoignages de personnes des services secrets ou d’anciens diplomates, mais il faut les prendre avec précaution, ils ont tendance à vouloir raconter leurs exploits, et il y a parfois des approximations historiques, voire des omissions, d’où la nécessité de recouper sans cesse les sources », enchaîne l’écrivain, qui s’est toujours interdit de modifier les faits historiques pour servir la fiction.
Le personnage de Kellerman incarne cette fascination qu’exerce le Liban chez un certain nombre de Français : lorsqu’il rentre à Paris, sa vie lui semble insipide et il est obsédé par les « événements » libanais. « Cela ressemble à l’exil qu’ont connu les pieds-noirs en Algérie. Je m’explique assez difficilement ce lien assez fort entre les Français et le Liban, qui va au-delà de liens historiques. Je ne crois pas que ce soit uniquement lié aux événements tragiques qui ont directement touché des citoyens français, comme la mort de l’ambassadeur Delamare, les attentats de 1983, ou les prise d’otages », reconnaît Paulin.
« Je suis le Liban qui ne trouve plus les mots pour dire sa douleur »
Au fil du texte se met en place un jeu de balancier entre l’actualité française et libanaise, et leurs interférences. «J’écris ce livre du côté du citoyen français que je suis et, comme dans mes romans précédents, je me demande quelle est la responsabilité de la France dans la guerre du Liban, car il s’agit bien d’un roman politique. La France a fait preuve d’un certain cynisme. Pendant la libération des orages, une bataille politique s’est menée entre la droite chiraquienne et la gauche mitterrandienne pour décider du moment le plus opportun selon les intérêts de chacune. Autre responsabilité de la France, celle d’avoir donné des armes à Saddam Hussein, en refusant de le faire pour l’Iran, à qui elle n’a pas remboursé ses dettes. Enfin, il y a cette tendance de la France qui croit encore être chez elle dans cette partie du monde, or déjà pendant la guerre civile, elle avait perdu ce poids, sans vouloir l’admettre », constate-t-il sans concession.
Paulin reconnaît être assez perturbé par les échos entre son texte et l’actualité. « Cette situation se décalque des années 80. Je ne sais pas si un autre pays pourrait bombarder un pays voisin sans déclaration de guerre, et si on le laisserait faire. Avec la question miroir qui va avec : un État dans l’État pourrait-il mener une guerre sans que le pays où il se trouve ait déclaré la guerre… Le droit international ne veut plus dire quoi que ce soit dans cette région, et le seul camp qui souffre, c’est le peuple libanais », déplore le romancier.
Des personnages hauts en couleur
Parfois, la trame narrative ralentit, et le registre poétique prend le relais, proposant un glissement tonal bienvenu, comme lorsque le vieux Nassim Nada prend la parole.
« Je suis le Liban qui vieillit, qui ne peut plus lutter contre le chaos et la destruction, la passion des hommes, leur folie, leur soif de vengeance (…)
Je suis le Liban qui se souvient avec douleur de l’opulence et de la paix, de l’amour et de l’amitié qu’il croyait à jamais son âme et son destin (…)
Je suis le Liban qui a fait la guerre depuis tant d’années. Je suis le Liban qui ne trouve plus les mots pour dire sa douleur. »
La puissance romanesque de Nul ennemi comme un frère est portée par des personnages hauts en couleur, et pourtant Paulin a veillé à ne pas esthétiser la guerre. « Jamais je ne considérerai la violence comme un terrain esthétique, le contexte de guerre permet en revanche de créer des êtres hors du commun, des salauds pour la plupart, et plus rarement, des héros », avance le romancier. Ému, il se réjouit que malgré la tragédie actuelle, son roman soit lu au Liban. « J’espère que les Libanais seront sensibles au fait qu’on parle de leur histoire en France, qu’on s’en souvient ; une certaine œuvre de mémoire est faite à travers ce roman, même si ça ne changera pas grand-chose », conclut sobrement Frédéric Paulin.
En effet, ce roman se lit quasiment d'une traite ... Et fait, aussi, remonter à la mémoire les souvenirs de ces années difficiles, vécues par les familles libanaises dans une expectative d'un avenir meilleur et d'un futur pacifique.Et nous espérons toujours. Comme le disait le grand poète Gibran Khalil Gibran : En dépit de l'obscurité, je ne suis pas malheureux : parce que de cette obscurité naîtra l'aube !.
11 h 52, le 17 octobre 2024