Je suis née en 1974. Cette simple affirmation est porteuse de mille significations. En seulement cinquante ans, j’aurais vécu ce que des nations entières vivent en deux siècles. Si ma vie s’arrêtait maintenant, elle aura déjà été d’une intensité exceptionnelle.
Je suis née donc avec la guerre civile. J’ai vécu les 16 premières années de ma vie dans l’incertitude du lendemain. J’ai été ballottée d’une ville à l’autre ; j’ai vécu des mois durant dans les maisons d’amis proches, ou parfois même éloignés, dans des villages reculés où je n’ai plus remis les pieds. J’ai dormi parfois dans la salle de bains du fond de la maison, sur un tapis juste suffisant pour mon petit corps de gamine. J’ai dormi dans des appartements dirigés sud ou nord, ou est ou ouest, je ne sais même plus comment on calculait le degré de dangerosité d’un espace par rapport à l’autre. Et souvent, très souvent, j’ai passé des nuits blanches, ou noires, c’est selon. J’ai compté, anxieuse, les départs et les arrivées des obus, tant et si bien qu’à 10 ans, j’étais déjà experte en reconnaissance balistique. Expertise qui, évidemment, ne m’aura servi à rien.
À onze ans, j’ai rédigé une longue lettre destinée aux dirigeants de l’époque. J’apostrophais Ronald Reagan, François Mitterrand et le pape Jean-Paul II ; je leur demandais pourquoi on laissait le feu s’abattre sur ma terre sans broncher. Je ne comprenais pas qu’on puisse laisser tout un peuple mourir sans intervenir. Je ne comprenais pas le fossé énorme entre ce qu’on apprenait à l’école (quand on y allait…) et l’amère réalité d’un monde sourd et aveugle au martyre des autres.
Puis j’ai vécu pire : j’ai vécu les guerres intestines entre fils d’une même religion, voire d’une même fratrie. J’ai perdu des amis pour défendre des chefs de guerre qui ne m’ont rien apporté de plus qu’ils ne leur ont apporté. J’ai eu des discussions enflammées, j’ai traité les autres de traîtres et on me l’a bien rendu. Puis un jour, les armes se sont tues, et la Syrie nous a occupés.
Quinze ans durant, j’ai appris un nouvel exercice : le silence.
Exercice peu glorieux mais moins périlleux que la parole, qui a coûté la vie à ceux qui se sont exprimés un peu trop fort.
Comme beaucoup de Libanais, j’ai vécu en pilote automatique ; j’ai fait mes études, je me suis mariée, j’ai eu des enfants, et je croyais que la vie allait continuer à être douce à défaut d’être passionnante.
À quoi bon les passions après tout ? Elles sont éphémères et n’apportent pas le bonheur.
Elles se sont pourtant réveillées au lendemain du 14 février 2005 ; elles se sont déchaînées au sein d’une population en mal de sensations fortes et privée de pouvoir de décision pendant trop longtemps.
Comme toutes les passions, elles se sont étiolées, jusqu’à s’éteindre et à nouveau laisser faire.
Nous avons laissé faire la guerre de juillet 2006, les événements de mai 2007, l’occupation du centre-ville de Beyrouth et la démesure d’une milice qui devenait de jour en jour plus forte que l’État.
Nous avons laissé passer mille chances, par excès de compromis, par trahison, ou simplement par bêtise et par incompétence.
Nous avons laissé passer le casse du siècle. Nous avons retroussé nos manches et nous nous sommes remis à bâtir, pierre par pierre, ce que la corruption aveugle des gouvernants (et du gouverneur) a scrupuleusement et impunément détruit.
Nous avons laissé passer le gigantesque 4-Août. Nous avons assisté, impuissants, au massacre d’innocents, et nous avons accepté de ne jamais savoir ce qui s’est passé et de ne jamais voir personne puni pour ses actes.
Nous avons laissé faire et s’installer le vide institutionnel. Pire, nous avons accepté que le vide était occupé par le parti de Dieu, qui a pris toute la place. Nous avons attendu, devant nos écrans, avec impatience et inquiétude, les oracles du seul vrai dirigeant du pays, sans chercher à réinstaurer un quelconque équilibre.
Nous avons laissé le Hezbollah ouvrir un front avec Israël, en « soutien » à Gaza. Voilà le peuple palestinien bien avancé aujourd’hui et bien reconnaissant de ce soutien…
Nous avons laissé la folie criminelle de Netanyahu se déchaîner sur notre terre, avec la différence de taille par rapport à 2006 qu’il n’y a aucun interlocuteur au Liban pour communiquer avec la communauté internationale.
Malgré le bruit des bombes et des bottes, les Libanais ne semblent toujours pas conscients de ce qui leur arrive, et aucune leçon du passé n’a été retenue.
Nous voilà de nouveau face à face, nous invectivant et nous traitant de traîtres les uns les autres, très peu conscients que nos divisions et nos désillusions sont une arme de plus (de trop ?) aux mains de nos ennemis.
Très peu conscients, surtout, que nous n’avons jamais rien décidé et ne déciderons jamais rien, et que nos états d’âme laissent le monde indifférent.
Tous les pays du monde cherchent aujourd’hui à sauver leurs citoyens du feu libanais. S’inquiètent-ils des Libanais obligés d’y rester ? S’inquiètent-ils de nos centaines de milliers de réfugiés qui ont tout perdu, maisons, biens, dignité et illusions ?
Après tout, les pays du monde n’ont pas à s’inquiéter de nous, alors même que nos propres dirigeants ne sont pas plus inquiets de notre sort.
Y aura-t-il un sursaut aussi patriotique qu’historique aujourd’hui ?
L’élection d’un président fort, en rien consensuel et prêt à sauver ce qui peut l’être encore ? La nomination d’un gouvernement crédible aux yeux du monde ? Le renforcement de notre armée et la déclaration de la neutralité du Liban, seul rempart contre les appétits hégémoniques de nos voisins ?
Rien n’est moins sûr. Le Liban est plus que jamais un navire abandonné, voguant dans des eaux troubles et capricieuses, loin de tous les rivages.
Le Liban a-t-il vécu ? Triste constat.
Joumana DEBS NAHAS
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11 h 33, le 03 octobre 2024