Alors qu'Israël a opté pour l’escalade depuis une semaine, marquée par l’explosion de milliers de bipeurs et de talkies-walkies du Hezbollah, suivie de la frappe sur la banlieue sud de Beyrouth qui a décimé le commandement de la Force al-Radwane, puis par une brusque et cauchemardesque campagne de bombardements depuis lundi, les pointures de l’entertainment national se sont, pour la plupart, murées dans un silence visiblement réfléchi. Dix-huit ans après la dernière guerre de vaste ampleur ayant opposé le parti chiite à Israël, les artistes libanais semblent avoir tiré les leçons du passé et s’être confrontés aux nouvelles réalités d’un secteur enfumé par une presse aguicheuse scrutant la moindre prise de position, et les réseaux sociaux faisant ou démêlant des carrières selon les convictions politiques de chacun.
Contraintes troubles
Méfiantes, les figures populaires du petit écran et des scènes luisantes, autrefois engagées, se perdent en effet dans une quiétude confuse, contrastant avec l’activisme chevronné post-4 août 2020. « Le 7 octobre a fait basculer le positionnement des vedettes car la plupart d’entre elles résident entre les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite qui entretiennent des relations complexes ou dissidentes avec le Hamas et le Hezbollah. Le Liban n’est plus le Hollywood arabe depuis le début des années 2010. Si on veut travailler, il faut la fermer », indique à L’Orient-Le Jour un journaliste saoudien sous couvert d’anonymat en raison de la « sensibilité du sujet ».
Avec la relocalisation des plateaux de télévision et du 7e art des plaines du Kesrouan et du littoral du Metn vers Dubaï et plus récemment Riyad, les capitales libanaise et égyptienne, longtemps considérées comme les épicentres de la production audiovisuelle au Moyen-Orient, voient leur influence considérablement réduite. « Exprimer son choc et sa colère après la double explosion qui a ébranlé le port et ses environs était normal, parce que l’indignation était internationale. Mais quand on évoque l’entité ennemie et les canons qui grondent, il suffit d’un mot mal employé pour voir une carrière réduite à néant », ajoute la source précitée. « Donc tout le monde se contente d’un petit cœur rouge et de partager une chanson mélancolique de Feyrouz, sans parler de celles et ceux qui ont réussi à s’implanter en Occident. »
Loin du tumulte et des menaces quotidiennes d’une nation en perdition, seuls quelques grands noms de l’industrie montent le ton, à l’image de la réalisatrice Joana Hadjithomas et de l’humoriste Shaden Fakih, qui, pourtant, avait annoncé en juillet dernier son intention de ne « pas rentrer au Liban dans l’immédiat parce que l’État ne peut pas me protéger », trois mois après une polémique suscitée par la diffusion d’un de ses sketchs sur l’islam et les hommes de religion.
« Pensez-vous vraiment que c’est le moment de médiatiser des opinions autour d’une guerre qui s’annonce sanguinaire ? » questionne Adélaïde Clément, agent et directrice de castings luxembourgeoise, en évoquant l’amalgame entre défense du Liban et soutien au parti jaune. « Les visages levantins se multiplient ces dernières années dans l’arène culturelle européenne. Sauf qu’ici, il faut faire très attention à ce qu’on dit, à ce qu’on publie. Un comédien n’a aucune chance de signer un contrat fructueux si ses réseaux sociaux sont inondés d’insultes envers Israël », souligne-t-elle en précisant l’intérêt « viscéral » que porte la profession pour les prises de parole « trop politisées » sur le Vieux Continent, eldorado des starlettes libanaises montantes en quête de plateforme adéquate à leurs créations.
À leurs risques et périls
Dans un Beyrouth endeuillé et mis sous cloche, les talk-shows de variétés habituels en prime time ou fins de soirée se voient naturellement déprogrammés et remplacés par les interminables bulletins d’information et analyses d’experts en géopolitique. Malgré les divergences de contexte et d’intensité, les réflexes artistiques et télévisuels de juillet 2006 refont brusquement surface sur les ondes. « Ce n’est pas du tout le moment de se montrer. Il est beaucoup trop tôt pour juger la situation, pour donner un avis ou afficher une quelconque émotion », relate Zaven Kouyoumdjian, spécialiste des médias et seul animateur ayant réussi à dégoter une « interview intimiste et personnelle » du chef du Hezbollah Hassan Nasrallah en 1997, juste après la mort de son fils Hadi. Selon lui, une large partie de l’auditoire, des téléspectateurs ou des abonnés peuvent percevoir « les pleurs ou la tristesse » de personnalités ultra privilégiées comme un facteur de la « baisse de moral des troupes ou des habitants du Liban-Sud forcés de se déplacer ».
Si les célébrités normalement reconnues pour des opinions saluées ou controversées poursuivent leur tirades patriotiques « dont Elissa, chanteuse proche des Forces libanaises, dénonçant inlassablement l’extension du conflit, ou la journaliste et présentatrice de la MTV Dima Sadek, farouchement anti-Hezbollah –, les jeunes pousses du domaine artistique préfèrent s'abstenir ou se contentent de la diffusion de numéros utiles liés aux secours ou à la santé mentale, « notamment parce que certains de leurs aînés y ont laissé quelques plumes », résume un reporter basé à Abou Dhabi, ne souhaitant pas révéler son identité.
Car en effet, l’enthousiasme, l’incrédulité ou le trop-plein d’émotions engendré par les guerres du passé, surtout celle de l’été 2006 qui avait opposé l’État hébreu à la formation chiite durant 34 jours, ont cantonné certains artistes au statut de porte-étendard de causes, les séparant d’une partie du public. Julia Boutros – dont les « hymnes inspirés de la résistance » refont leurs entrées dans les classements musicaux depuis 72 heures –, qui n’a toujours pas réagi à l’évolution de la situation dans son Liban-Sud natal, en a notamment fait les frais. « Ça ne l’a jamais gênée. Mais tout le monde n’est pas Julia avec des positions tranchées et transparentes. Tout le monde ne peut pas se targuer d’avoir une aussi large audience de fidèles pour se permettre d’en perdre une bonne moitié », clarifie Zaven Kouyoumdjian. « Au Liban, être politique est un danger, mais ça fait partie du caractère que construisent certains artistes », enchaîne-t-il. « Pour l’instant, mieux vaut prendre ses distances. »