Parce qu’il faut continuer à vivre malgré tout, rechercher le répit dans la noirceur des jours, mettre le focus sur ce qui apporte de la douceur et une certaine sérénité, L’Orient-Le Jour vous entraîne dans trois grandes galeries de la capitale libanaise qui proposent des expositions nouvelles. Petite plongée dans les univers de trois pinceaux féminins de calibres, de registres et de styles différents, mais que rassemble cependant un même attachement à ce pays – à l’horizon menacé – qui est le leur.
Tagreed Darghouth : images de cartes postales et projections de survie libanaises
Est-il encore nécessaire de présenter Tagreed Darghouth ? L’une des têtes d’affiche de la nouvelle peinture libanaise, aux œuvres immédiatement identifiables par leur puissante, sinon violente, expressivité.
Connue pour ses thématiques « viriles », cette artiste réfractaire aux étiquettes et distinctions de genre, et dont le catalogue pictural intègre des représentations de bombes, de chars, de drones, de cratères, de crânes humains et de robustes oliviers, revient cette fois avec une nouvelle cuvée que d’aucuns jugeront « adoucie ». Des toiles qui semblent inspirées, de prime abord, des images de cartes postales d’un Liban à la très éculée douceur de vivre. Mais qui n’en demeurent pas moins fidèles à la touche hussarde et au questionnement de cette peintre pourfendeuse de la banalité des choses et des idées convenues.
Et pour cause, l’exposition qu’elle présente en cette rentrée sur les cimaises de la galerie Saleh Barakat à Beyrouth est née d’une problématique identitaire introspective.
Où en sommes-nous aujourd’hui, nous Libanais, de notre rapport à notre terre natale ? Quelles sont les projections que nous nous en faisons selon que l’on soit expatrié et en proie au mal du pays ou « Libanais de l’intérieur » et désireux de s’accrocher à des images réconfortantes pour pouvoir survivre ?
Ces interrogations, qui sous-tendent les cinq séries de toiles (ou encore les cinq chapitres) de « He who Gazes at the Sea ; the Man and the Land » (« Celui qui regarde la mer ; l’homme et la terre »), sont celles que s’est posées Tagreed Darghouth ces trois dernières années. Depuis que profondément affectée par l’explosion du 4 août 2020 (qui avait détruit son atelier et son appartement à Mar Mikhaël) elle a quitté le Liban pour s’installer à Dubaï.
Dans le calme et le confort des Émirats, la quadragénaire réfléchit à ce statut d’expatriée qu’elle n’avait jamais pensé endosser un jour, elle dont l’attachement à son pays semblait aussi profondément ancré dans son sol que son mythique cèdre. Rattrapée par ce destin libanais fait d’arrachement et d’émigration, elle va irriguer inconsciemment sa peinture de sa nostalgie du pays. Ce qui va la mener à reproduire spontanément sur ses toiles son arbre emblématique : ce fameux cèdre du Liban, caractérisé par ses racines puissantes et ses longues branches qui s’étalent dans l’espace… À l’image de sa diaspora. Et qui dit diaspora libanaise pense forcément à cette statue de l’Émigré, plantée aux portes du port de Beyrouth, prodigieusement sortie indemne de la terrible double explosion du 4 août 2020. Une effigie (jusque-là plutôt inconsidérée) qui a acquis, depuis, une dimension nouvelle dans l’inconscient populaire libanais, au point où elle semble être devenue l’image symbolique la plus appropriée à un peuple à la fois indéboulonnable et régulièrement confronté au départ et au déracinement. Cet homme en cherwal et balluchon, Tagreed Darghouth va s’en emparer pour en donner son interprétation à l’acrylique mais aussi au fusain et aux techniques mixtes sur toiles, sur sacs de jute ou encore sur cartes géographiques anciennes... Tout en peignant, en parallèle, de grandes vues de cartes postales qui, de la grotte aux Pigeons de Raouché aux temples romains de Baalbeck, en passant par la Vierge de Harissa, sont autant de visions clichés d’un Liban glorieux et heureux qu’emportent avec eux ses fils et ses filles en exil.
Ou s’agit-il plutôt de ces lieux et ces sites « d’avant » auxquels se raccrochent désormais les Libanais restés au pays pour mieux supporter une vie perpétuellement soumise aux menaces, turbulences et tragédies de toute sorte ?
Car d’autres images moins radieuses imprègnent désormais l’inconscient collectif des Libanais. Celles des silos ravagés, des voitures explosées, des carcasses en tout genre, d’embarcations naufragées… Toutes ces allégories d’un pays qui s’écroule, se défait et sombre. Et que le pinceau de Tagreed représente avec cette puissante, cette incandescente et magistrale expressivité qui fait sa marque de fabrique.
*« He who Gazes at the Sea ; the Man and the Land » à la galerie Saleh Barakat, rue Justinien, secteur Clemenceau, jusqu’au 19 octobre.
Ghada Zoghbi : paysages rocailleux et territoires psychiques
Elle s’est fait remarquer il y a trois ans, lors de sa toute première exposition personnelle à la galerie Janine Rubeiz, par sa maîtrise aboutie de la composition et l’indéniable esthétique de la désolation qui se dégageait de ses mystérieux chantiers de construction inachevés.
Cette fois, elle présente sur les cimaises de la même galerie défricheuse de son talent une série de panoramas sauvages, rocailleux et qui diffusent cette même atmosphère de mystère et d’abandon.
« En fait, ce travail résulte, tout à la fois, d’un désir d’aller vers plus d’abstraction dans ma peinture et d’un jeu de construction auquel je me suis livrée à partir de véritables pierres ramassées dans la nature », souligne Ghada Zoghbi à L’Orient-Le Jour. « Je me suis amusée à les organiser de manière à composer différents masses et amas que j’ai ensuite portraiturés à l’acrylique », poursuit-elle. « Ces compositions que je voulais au départ comme des expérimentations de formes purement abstraites ont pris sur la toile un virage paysager, émanant, sans doute, des territoires de l’inconscient. » « D’où viennent ces scènes imaginées ? Est-ce vraiment de l’imagination, ou s’agit-il d’un souvenir transmis de génération en génération, ravivé dans mon esprit ? Des souvenirs de roches et de pierres foulées par mes ancêtres, mes grands-mères qui habitaient autrefois ce même paysage ? » interroge dans la note d’intention qui accompagne son exposition cette artiste trentenaire, native de la Békaa.
Vous l’aurez compris : toute la peinture de cette artiste vient de sa psyché, de ses émotions et ressentis. Et elle les transcrit dans cette exposition, intitulée « Wild Mindscapes »* (paysages psychiques sauvages), à travers le langage muet des pierres, de leurs formes, de leur amoncellement, leur déferlement chaotique ou au contraire de leur disposition artificiellement élaborée sur des fonds de couleurs terreuses évocatrices d’un espace désertique, silencieux et pourtant habité d’un certain frémissement poétique… Un univers qui renvoie parfois aux vestiges des temps et à la puissance créatrice de la nature, comme dans ces représentations de pierres sur lesquelles vient s’écraser l’écume des jours et des vagues. Et, d’autres fois, à l’impact brutal des hommes sur leur environnement. Comme dans ces barrages de pierres façonnés par blocs de béton.
« Vieille comme la Terre, au cœur de sa genèse, tirée de la nature ou façonnée par les hommes, enracinée dans le sol, jetée ou brisée, une pierre a plus de vie en elle qu’on ne le croit. Elle raconte des histoires de création, de lieux, l’histoire de ceux qui l’ont connue, qui s’y sont réfugiés ou qui ont tenté de l’utiliser », formule d'ailleurs joliment Ghada Zoghbi pour expliquer la palpitante émotion qu'elle a mis dans cette dernière série de peinture.
*« Wild Mindscapes » de Ghada Zoghbi à la galerie Janine Rubeiz, Raouché, imm. Majdalani, jusqu’au 28 septembre.
Bettina Khoury Badr : contempler le(s) bleu(s) du ciel…
« Mon pays est un petit point sur la carte du monde, à l’identité façonnée par de constants bouleversements. C’est à partir de ce point du globe que je contemple l’immensité bleue du ciel, fascinée par sa substance et ses chromatismes illimités. » C’est par ces mots que Bettina Khoury Badr introduit l’exposition « Sky Diary » (Journal du ciel) que lui consacre la galerie Tanit de Beyrouth*.
Un ensemble d’œuvres picturales qui vont de l’infiniment petit à l’infiniment grand, figeant d’une part des instants de vie sous le ciel du Liban et composant d’autre part des vues sphériques, quasi cosmiques, de ce rassemblement de moments éparpillés.
Cela donne sur les cimaises de l’espace d’exposition de Mar Mikhaël un intrigant accrochage qui déroule plusieurs séries de petites aquarelles sur papier, d’une absolue délicatesse, que viennent ponctuer quelques grandes acryliques sur toile, réalisées au moyen d’un assemblage d’une multitude de minuscules scènes peintes en microcases. Et qui, juxtaposées, forment un puzzle visuel, monochromatique, dans lequel chaque grille a une partie de l’image qui est en contraste ou en harmonie avec les pièces voisines.
« J’ai commencé cette série durant la période de confinement due à la pandémie du Covid-19 », indique l’artiste dans un petit texte qui accompagne son exposition. Ajoutant : « Observer le ciel quotidiennement m’offrait une respiration et me permettait de détourner mon attention de la situation d’enfermement et de crise dans laquelle nous nous trouvions. »
De cette contemplation assidue de l’horizon, elle va donc tirer des sketchs journaliers dépeignant, de manière subjective, dans une palette dominée par les bleus, des fragments de la réalité. Vue d’en haut. Des rues et toits de Beyrouth aux étendues champêtres où se balancent en avant-plan de graciles boutons d’or. Le travail de Bettina Khoury Badr allie abstrait et figuratif, mouvant et figé, à travers son usage des techniques traditionnelles (peinture à l’eau et à l’acrylique) dans une démarche esthétique très moderne.
« Aussi fragiles que des tiges dans le vent, nous nous tenons face à l’immensité bleue du ciel et ses miraculeux tissages de motifs », déclare poétiquement cette peintre libanaise, qui enseigne par ailleurs l’art à la Lebanese American University (LAU) de Beyrouth. Et qui possède à son actif plusieurs participations au « Salon d’automne » du musée Sursock en 2012, 2016 et 2018, ainsi qu’à des expositions internationales, à l’instar de « How will It End ? » présenté par la Fondation Boghossian en collaboration avec le Centre Pompidou.
Comment cela va-t-il prendre fin ? Une question plus que jamais d’actualité sous la beauté traître du ciel invariablement bleu du Liban !
*« Sky Diary » de Bettina Khoury Badr chez Tanit jusqu’au 3 octobre.