« La transgression se comporte comme une petite braise jetée dans la savane au gros de la saison sèche : on voit où la flamme prend, mais nul ne sait où elle s’arrêtera », Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages.
Il existe certains mots qui, une fois prononcés dans certains milieux, déclenchent des réactions immédiates, qu’elles soient de l’adhésion ou de l’indignation. Dites « égalité » ou « république » et le monde laïque s’anime. Dites « communautarisme » ou « fatwa » et il se braque. La vie semble facile quand les convictions sont toujours élevées, nobles et valeureuses. Évidemment, « non à l’islamisme ! », « ils ne passeront pas ! », ainsi que la tolérance, le respect et le pluralisme... Évidemment, la liberté d’expression doit être sans entraves ni conditions.
Bien sûr que je suis Charlie, plus que jamais ! Quelques rumeurs me prêtent des sympathies trotskistes ou surréalistes, et je me retrouve accusé de trahir le manifeste de 1938 « Pour un art révolutionnaire indépendant », signé par Diego Rivera et André Breton, qui a marqué la fondation de la Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant. Je connais ce texte et il m’a toujours bouleversé, tout comme les écrits de Littérature et révolution. J’admire tout ce qu’il exprime. Les ombres du stalinisme et du fascisme, Trotsky isolé à Coyoacan, la Maison bleue, un monde sans frontières, le tribunal Dewey, et l’effort pour créer une culture libre, en plein cœur du siècle qui vient de mourir. Ce texte a une clarté sans rigidité.
« Toute licence est un art », voilà une idée qui répond à la menace hitlérienne et au stalinisme meurtrier. On se souvient d’ailleurs qu’à l’origine, Breton avait écrit : « Toute licence, sauf contre la révolution prolétarienne. » Mais Trotsky a demandé d’enlever cette restriction, en revendiquant une liberté individuelle totale pour la création intellectuelle, un de ses thèmes de prédilection. Je suis d’accord pour prendre cette proposition au pied de la lettre. Qu’est-ce que cela signifie, en pratique, de défendre un « régime anarchiste » ? Cela implique de ne jamais faire confiance à l’État, de ne pas partager la naïveté d’une partie de la gauche qui lui confie le soin de nous protéger du néolibéralisme destructeur, tout en oubliant que cet État est parfois lui-même responsable de cette violence. Prôner l’anarchisme, c’est refuser toute transition « intermédiaire », car toute attente est porteuse de dangers. C’est l’un des enseignements majeurs de l’histoire révolutionnaire du siècle dernier. Mais une fois cela dit, que fait-on ensuite ? Cela revient-il à considérer que toutes les œuvres se valent ? Faut-il s’abstenir de toute critique, suspendre goûts et répulsions ? Faut-il décider de ne plus parler d’art, de rester silencieux face à la perte de son aura ? Critiquer une œuvre est indispensable, surtout si on refuse qu’elle soit réduite qu’à de la décoration ou à un catéchisme. Oui, les œuvres doivent être discutées, contestées, remises en question. Il est rassurant que certaines continuent de provoquer des remous.
La politique est bien mal en point si elle transforme chaque contradiction en paradoxe. Il faut s’interroger sur les censures qui persistent, celles qui empêchent de nombreuses œuvres de voir le jour ou d’être connues. Plus insidieuses encore, nos propres autocensures : notre manière de rester silencieux, de ne pas nommer ce qui opprime, de ne pas remettre en cause les évidences, de suivre la meute, de se donner bonne conscience, de tricher avec les règles du jeu. On voudrait être certain de ne pas céder à la lâcheté, de ne pas être conformiste et de jouer réellement le jeu de la transgression.
Kamel BENCHEIKH
Écrivain
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