Critiques littéraires Roman

Alexandrie, obscure clarté

Alexandrie, obscure clarté

© Anne-Christine Poujoulat

Le roman est assurément un outil privilégié pour l’analyse des sociétés, grâce en partie, à la chaîne de relations qui constitue la trame de l’écrivain sur son métier à tisser au point que le lecteur est convaincu que le roman qu’il découvre à chaque page, raconte la vérité même de cette société désignée depuis les premières lignes, et qui est pourtant recréée, avec la tranquille assurance qu’autorise la fiction. Dans Au soir d’Alexandrie d’Alaa El-Aswany, le dispositif est d’emblée renforcé par l’évidence du lieu de l’action, un restaurant connu, par le temps, 1964, et surtout par l’inscription du lecteur dans l’histoire, sous la forme d’un « vous », comme s’il participait de cette histoire.

L’écrivain qui vit désormais à New York, raconte le crépuscule d’une ville et des cultures qu’elle portait en elle. Dès la fin des années 50, le désastre est à l’œuvre avec le glissement du nassérisme patriotique et panarabe dans un nationalisme étriqué et médiocre quant à sa vision du monde et sa déconsidération du peuple égyptien. La force du roman a pour origine sa forme de narration multiface, menée par des personnages différents, et éditée parfois dans des typographies qui sont propres à certains d’entre eux. Il s’agit d’un groupe d’amis, cultivés, aux destins particuliers – ils sont entrepreneurs, avocat, artiste, libraire –, se retrouvant chaque soir dans un bar, discutant et racontant leurs désirs et leurs plaisirs, leurs activités professionnelles, leurs projets, leurs critiques de la société égyptienne que certains considèrent comme servile. Plusieurs sont d’origines étrangères, mais tous ont en commun un attachement vif, presque amoureux à cette ville d’Alexandrie qui a déjà été le théâtre d’un cycle romanesque célèbre, Le Quatuor d’Alexandrie (1957-1960) de Durrel, et qui avait le point de vue de personnages britanniques qui se décentraient de leur culture d’origine, s’interrogeaient sur l’amour, l’art et leur place dans la société. Un des personnages du roman lui reproche les préjugés colonialistes dont il serait le support. Mais ce qui est notable est que cet ouvrage polyphonique rappelle combien la vérité est relative au point de vue. Dans le roman d’El-Aswany, l’histoire progresse par ces différents points de vue, et elle s’attache dans les 54 chapitres, à sonder les arrière-plans, les soubassements de ces histoires de personnages privilégiés qui cultivent chaque nuit leur entre-soi jovial, tandis que dans leur existence diurne, ils sont tous tournés vers les autres et vers la recherche ainsi que la construction d’un bonheur dont ils font un don sans retenue. Ils ont chacun une part d’ombre : amours multiples, haschich, solitude, désamour, alcoolisme, un frère partisan nationaliste et qui va participer au désastre. Le roman raconte cette existence presque joyeuse, comme à travers les prismes d’un kaléidoscope, alors que le pouvoir politique se transforme, d’abord à l’insu du groupe, puis de façon de plus en plus évidente, surtout depuis la guerre de 1956 lors de la nationalisation du Canal de Suez.

Une des questions soulevées, et récurrente, serait celle de la servitude plus ou moins avérée du peuple égyptien. Peu à peu, celle-ci se manifeste mais en même temps se dément, car le pire serait de croire à une considération monolithique. Le roman fait vivre les êtres de différentes conditions sociales et leur hantise de l’absolutisme qui se répand sur l’Égypte par le fait des mécanismes de servitude volontaire. La société paraît en fait beaucoup moins unitaire que ses dirigeants veulent faire accroire, ce qui confère au roman une densité sociale. Peu à peu, c’est l’Alexandrie qui semble se dissoudre dans la médiocrité et des exigences infâmes, dans le temps des barbares évoqué par le poète Constantin Cavafis en épigraphe. Et les personnages souffrent dans leurs espérances et vont partir en exil.

Alaa El-Aswany signe ici un roman exceptionnel qui concerne toutes les sociétés qui deviennent incapables de veiller sur la démocratie comme la perspective la plus précieuse, et qui se satisfont d’un nationalisme étroit. Mais ce n’est pas un roman désespérant, comme le retournement final, plein d’allégresse, le montre, manifestant un espoir radieux. Il rappelle combien la littérature égyptienne, depuis bien longtemps, dément le lieu commun de la servilité d’un peuple méprisé par ses dirigeants.

Au soir d’Alexandrie de Alaa El-Aswany, traduit de l’arabe par Gilles Gauthier, Actes Sud, 2024, 384 p.

Le roman est assurément un outil privilégié pour l’analyse des sociétés, grâce en partie, à la chaîne de relations qui constitue la trame de l’écrivain sur son métier à tisser au point que le lecteur est convaincu que le roman qu’il découvre à chaque page, raconte la vérité même de cette société désignée depuis les premières lignes, et qui est pourtant recréée,...
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