«Tu ressembles à un désastre. Moi aussi ces jours-ci. Notre rencontre est l’aboutissement de faits et d’événements. J’en ignore tout. Mais je peux comprendre un peu d’où tu viens en me penchant sur ta matière. »
C’est à un tas d’ordure que la narratrice adresse ces paroles. Un jour, en faisant son jogging quotidien, elle rencontre, dans une rue de Paris, ce petit tas d’ordure ; elle se penche, le ramasse, le pose sur une cagette vide et l’emporte chez elle.
Le trésor est essentiellement composé d’images et de mots : deux journaux intimes, un ticket PMU, un billet de bus Paris/Bruxelles, quelques photos, et un livre d’Etty Hillesum dont le titre, Une vie bouleversée, sonne comme un appel. Pas besoin de plus pour que la littérature s’enclenche.
À partir de ces documents, la narratrice « invente différentes histoires pour répondre au mystère du petit tas d’ordure dont émerge le spectre d’une destinée ». Elle imagine alors une vie féminine derrière ces objets trouvés, elle en écrit la légende faite de souffrances et de compromissions. Mais cette découverte est aussi l’occasion, pour la narratrice, de révéler des éléments de sa propre biographie. Ces ordures ramassées, longuement regardées et interprétées, racontent alors des scènes de la vie de celle qui les a recueillies, d’un grand-père chiffonnier venu de Pologne, de scènes d’enfance, de lieux traversés, de rites quotidiens, de pensées intimes.
Le tas d’ordure est tantôt le personnage de ce récit, tantôt le faisceau de lumière, la flamme qui éclaire l’histoire, un rayon lumineux porté sur les objets et sur le langage.
Car, de l’ordure, la narratrice glisse vers la recherche d’un ordre narratif. Ordure/ordre, fange/ange, le texte danse sur le sens et la poésie des mots associés, sur l’étrange ressemblance de notions aux contenus pourtant, a priori, éloignés.
Le tas délaissé dans la rue, hébergé comme on accueille un étranger à qui on fait une place dans sa maison, au moment où elle-même s’apprête à déménager, permet à la narratrice d’explorer ce que l’on garde et ce que l’on jette.
« Comme tout le monde, chaque jour j’oscille entre le sac-poubelle et la boîte à archives. Ce tri permanent s’effectue dans la vie matérielle mais aussi dans ma tête. »
Le récit interroge la différence entre un déchet et une archive. Qui décide que tel objet est archivable dans un musée et tel autre digne du dépotoir ? Le tas d’ordure devient un lieu de réflexion plus globale sur la société de surproduction, sur la valeur marchande des objets, la conception de l’art, la fabrique des célébrités et nos modes de consommation.
Le récit, comme l’archive et comme le déchet, emprunte ainsi le chemin du privé vers le public. « Quoi de plus privé et public qu’un déchet ? Sa naissance est intime mais sa destinée est publique. » De la poubelle personnelle de la maison, il passe vers celle de la rue, puis finit dans le grand incinérateur et, finalement, devient un élément de l’air ambiant empli de la fumée de tous les déchets du monde…
De mots en idées, d’objets en réflexions, Sans valeur dessine une histoire de notre époque consommatrice. Diversions, apartés, parenthèses : c’est une écriture du détournement dans laquelle le lecteur, emporté comme dans une ritournelle, avance tout en tournant et retournant les perceptions.
L’accumulation des objets mène, sous la plume de Gaëlle Obiégly, vers un écoulement du sens, comme un fleuve qui va vers la mer et qui récupère en chemin cailloux et gravats, déchets et trésors. Et lorsqu’on pense que le sens est saturé, jaillit une nouvelle source dont le chant traverse les phrases de l’autrice.
L’écriture de Gaëlle Obiégly laisse entendre une voix singulière où affleure le ton d’une conversation. C’est une écriture qui croise une musique intérieure, passant de la main de celle qui trace les lettres à l’œil de ceux qui les lisent, comme une parole intime, une voix orale qui serait conservée dans l’écrit.
S’il y a du Pérec dans ce livre – le Pérec des Choses, des listes et de l’intérêt pour l’infra-ordinaire –, on y retrouve aussi l’ombre de Montaigne qui nous apprend à affronter la vérité de notre finitude, car finalement, comme le déchet, nous sommes voués, nous aussi, en tant qu’humain, à la disparition.
Le petit tas d’ordure raconte aussi une éducation sentimentale de laquelle découle un point de vue politique qui cherche à traquer les préjugés de classe sur ce qui est désigné comme beau, valorisant, cher ou précieux.
C’est toute cette richesse de sens que nous donne à voir et à penser ce livre qui fait jaillir la littérature du déchet, de l’infiniment petit, du jetable, des choses laissées pour compte, des objets SDF, de la fange, de la marge ; tout ce qui, dans la société marchande, est désigné comme « sans valeur ».
Sans valeur de Gaëlle Obiégly, Bayard, 2024, 144 p.