Si le XXe siècle arabe a engendré des divinités, ce seraient sans conteste Gamal Abdel Nasser et Oum Kalthoum. La quasi-déification de l’ancien président égyptien, archétype du chef charismatique et symbole du panarabisme, ne surprend guère. En revanche, la vénération inconditionnelle et unanime qui entoure la célèbre chanteuse, surpassant de loin celle accordée à Nasser, est de nature à susciter un véritable étonnement. Dans l’imaginaire arabe, Oum Kalthoum incarne, en effet, une figure surhumaine, au-delà de toute critique : nul artiste ne saurait lui être comparé ; tout le monde l’adore ou se doit de l’adorer, qu’il soit riche ou pauvre, jeune ou âgé. À l’instar de la terre, de la religion et de la langue, elle est un symbole national arabe à part entière, transcendant les divisions et les différences. Cette prééminence absolue reposerait-t-elle uniquement sur des critères esthétiques – voix, chant, musique, paroles – ou s’expliquerait-elle plutôt par des facteurs plus terre-à-terre et d’ordre social et politique ?
Cette question, Hazem Saghieh l’avait soulevée en 1991 dans son essai polémique L’Amour sans ses amants. Oum Kalthoum en tant que biographie et texte, un ouvrage qui, à l’époque, avait suscité une certaine controverse car il expliquait la suprématie quasi divine de la chanteuse égyptienne par des raisons humaines, trop humaines. La nouvelle édition de ce livre, récemment parue chez Dar Al-Saqi, est enrichie d’une préface inédite dans laquelle l’auteur précise que cet essai ne traite pas du chant ou de la musique, mais qu’il s’efforce plutôt d’étudier, sous un angle sociologique et anthropologique, le phénomène Oum Kalthoum.
Sans jamais dénier les qualités de son chant, Hazem Saghieh affirme que « ce n’est pas la voix d’Oum Kalthoum (…) qui a fait d’elle un être surhumain, dominant de haut la terre et la société ». La raison est à chercher ailleurs : dans le fait qu’Oum Kalthoum a été l’une des incarnations les plus importantes d’une image narcissique de la nation arabe, une image véhiculée par l’idéologie nationaliste arabe, et dont l’autre grande incarnation n’est autre que Gamal Abdel Nasser. Ce que les foules d’adorateurs perçoivent dans la célèbre diva, c’est un reflet idéalisé et narcissique d’eux-mêmes, une image intemporelle du peuple et de la nation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Oum Kalthoum n’est comparable qu’à de grands chefs d’État et non à d’autres artistes ou chanteurs, et que toute critique la visant est souvent perçue comme un sacrilège ou une haute trahison.
Le Soi narcissique arabe que la diva égyptienne est censée incarner ou refléter est dépourvu de toute historicité ainsi que de toute référence à un contexte social concret. C’est un soi encapsulant la grandeur de la nation arabe, une grandeur éternelle, non soumise aux vicissitudes du temps. De même, selon Saghieh, la grande majorité des chansons d’Oum Kalthoum ne se réfèrent à aucun monde réel, à aucune société précise, ni à quoi que ce soit de concret. Certes, ses chansons parlent souvent d’amour, mais c’est un amour dépourvu de sensualité, complètement décontextualisé, flottant dans l’éther, et presque sans amants – car il n’y a d’amants que dans un espace et un temps précis ; bref, c’est un amour éternel, et éternellement déçu.
C’est également un amour au mouvement circulaire, n’ayant pour objet que lui-même. Hazem Saghieh le compare à l’amour que le soufi porte à son dieu, un amour qui, à travers Dieu, ne vise qu’une image idéalisée et intemporelle de soi.
Il n’en reste pas moins qu’Oum Kalthoum a également interprété des chansons politiques. Or, comme le souligne Saghieh, presque toutes ces chansons visaient exclusivement la glorification de Gamal Abdel Nasser. En outre, en faisant référence à des situations et contextes très précis, ces chansons politiques se démarquaient nettement des chansons d’amour. Selon Saghieh, elles n’étaient rien d’autre que de la propagande politique de bas niveau, faisant de la grande diva l’un des appareils d’État du régime dictatorial nassérien. C’est pourtant à travers les chansons d’amour qu’Oum Kalthoum a véritablement rempli son rôle d’appareil d’État, car ce sont ces chansons qui ont contribué à créer un sujet collectif, imaginaire, idéalisé et narcissique : la nation arabe.
Al-Hawa douna ahlihi. Oum Kalthoum thira wa nassan (L’Amour sans ses amants. Oum Kalthoum en tant que biographie et texte) de Hazem Saghieh, Dar Al-Saqi, 2024, 144 p.
Rappelez nous son bestseller son Hit du premier semestre 1967 : " Itbach......,.....D".
01 h 01, le 08 septembre 2024