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Lifestyle - Entretien

Albert Moukheiber : « Ce ne sont pas les gens qui partent du Liban, c’est le Liban qui abandonne ses gens »

Vif et brillant, Albert Moukheiber, docteur en neurosciences, psychologue et enseignant chercheur, a le vent en poupe, cet automne, avec différents projets de conférences, et la sortie de son nouveau livre, « Neuromania », le 5 septembre, aux éditions Allary.

Albert Moukheiber : « Ce ne sont pas les gens qui partent du Liban, c’est le Liban qui abandonne ses gens »

Albert Moukheiber, psychologue franco-libanais. Photo Bojana Tatarska/Allary Editions

Petit-neveu et filleul de l’ancienne grande figure politique dont il porte le nom, ce jeune scientifique de Beit Mery, qui réside à Paris, manie et articule les concepts avec finesse et dextérité, autour des problématiques de notre époque : stress, burnout, double culture, traumatismes, éco-anxiété, exil… D’une voix claire et sonore, le psychologue franco-libanais de 42 ans, Albert Moukheiber, ouvre des perspectives stimulantes et variées pour son sujet de prédilection, le cerveau. Pour « L’Orient-Le Jour », il revient sur son travail, sa vision actuelle du monde et sur le Liban et ses traumatismes.

Comment avez-vous choisi les neurosciences ?

J’ai grandi et j’ai fait mes études au Liban. Mais je travaillais dans une société informatique, tout en faisant croire à mes parents que j’allais à la fac ! Lorsqu’ils s’en sont rendu compte, ils m’ont incité à m’inscrire à l’AUB. J’ai pris des cours dans différentes disciplines, et j’ai bien aimé la psychologie. À l’époque, j’étais secouriste et j’appréciais le contact avec les patients. Je suis venu en France pour mon master, et me suis spécialisé dans les neurosciences, qui allient les disciplines littéraires et scientifiques. Elles sont proches de la philosophie, on travaille le libre-arbitre, les émotions, la rationalité, mais aussi la biologie, en étudiant les neurones, les neurotransmetteurs, les synapses. En analysant les cognitions, on s’intéresse à la psychologie ; l’informatique est utile aussi : on fait de la programmation pour les expériences de laboratoire, les analyses statistiques. Les premières recherches que j’ai faites étaient sur des casques de réalité virtuelle, que l’on utilisait pour faire de la thérapie d’exposition pour les phobies (du métro, de l’avion, de la prise de parole en public…) . Dans le cadre de ma thèse, j’ai travaillé sur les traqueurs oculaires : mon profil, un peu confus au départ, est devenu un atout !

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Quel est le fil conducteur de vos casquettes multiples, en tant que clinicien, conférencier, chercheur et professeur ?

L’axe qui structure l’ensemble est autour du questionnement sur comment on acquiert de la connaissance et comment on se forme une opinion. En thérapie, on s’intéresse à la manière dont une personne forme une opinion sur elle-même, sur les gens de son entourage. Avec mes étudiants, on se demande comment on acquiert de la connaissance de manière formelle, et comment on se protège d’éventuelles acquisitions de connaissances de mauvaise qualité. En conférence, la question est de savoir comment transmettre des connaissances à un public, souvent divers et varié. Dans mon travail, je m’intéresse aux fake news, et à comment on se forge de la connaissance en tant que citoyen, parce que c’est cette connaissance qui va servir de base pour le vote, les engagements politiques et idéologiques.

Trois domaines semblent prédominants dans la société française actuelle, la santé mentale avec les problèmes de stress, la technologie (poids des réseaux sociaux, fake news, addictions) et les questions sociales (comment mieux collaborer).

Quel est votre lien avec le Liban actuellement , dans vos recherches et dans votre vie ?

J’y suis assez engagé, depuis toujours et jusqu’à présent. J’ai participé à toutes les manifestations depuis 2002. Je vais régulièrement au Liban, j’y propose des conférences et des ateliers. J’ai participé aux deux dernières élections en tant que militant, j’ai organisé des groupes de parole afin de voir comment mieux travailler ensemble. J’ai contribué avec plusieurs organisations, pour essayer de faire des listes unies, Mouwatinoun mouwatinat, Koullouna Irada, Beyrouth Madinati. J’ai participé aux premières manifestations de la Laic Pride et quand mes connaissances peuvent aider je les mets au service d’un engagement citoyen.




Quels sont les effets que vous notez des différents traumatismes subis par les Libanais ces dernières décennies ?

Comme dans les autres pays qui traversent ce type de crises, on constate un délitement de la fabrique sociale, on rentre dans un système où chacun s’en sort comme il peut. On perd énormément de prédictibilité, or notre cerveau est un organe prédictible : pour pouvoir fonctionner, il a besoin de prévoir le futur pour préparer l’action. Le but d’une loi, pour un avocat, c’est de maintenir l’ordre, mais pour un neuroscientifique, c’est d’apporter un cadre de prédictibilité, pour le citoyen. Si je mets assez d’argent de côté, je pourrai me payer un voyage car il y a une loi qui fait qu’elle ne peut pas prendre l’argent de mon compte. La loi apporte des règles de prédictibilité communes à un groupe d’humains, pour qu’on puisse vivre ensemble. Elle concerne aussi le comportement et les cognitions.

Les crises au Liban ont rendu la vie individuelle et commune imprévisible : on doit se rabattre sur autre chose que la loi, comme les zaïms, les wastas, les combines, et leur dimension volatile. Cela devient difficile de planifier sa vie, et on voit une explosion des troubles anxieux, des troubles de l’humeur, avec tout ce que cela entraîne: moins de patience, plus de colère, plus d’actes de violence, tournés vers les autres ou vers soi-même. On s’alimente moins bien, on est en moins bonne santé, ou alors on se réfugie dans des plaisirs à court terme (restaurants, boîtes de nuit…). L’horizon devient beaucoup plus proche, on ne sait jamais si le plus loin va exister ou pas.

Pour faire face, il ne faut pas oublier que nous sommes des animaux sociaux, donc il est important de se créer des groupes sociaux, solidaires, et de s’entraider comme on peut, que ce soit en économie parallèle, en coopérative... S’engager, et notamment au niveau local, fonder une association, est très important, tout en favorisant la solidarité idéologique.

Comment organisez-vous vos consultations ?

Pour ma clientèle parisienne, les consultations ont lieu en marchant le long du canal Saint-Martin, depuis le Covid. Engager le corps semble positif au niveau de la cognition. Par les téléconsultations, j’ai des patients au Liban et dans le monde entier, adolescents et adultes.

De nombreux patients sont issus de doubles cultures, ce qui est parfois source d’anxiété, surtout depuis 2019. Après les deux vagues d’immigration en France liées à la crise économique puis les explosions, plusieurs personnes sont venues par nécessité ou à cause de traumatismes importants. Elles doivent répondre aux besoins de leurs parents et/ou leurs enfants, sachant que la société fonctionne sur un système d’assistanat familial. Beaucoup se retrouvent aliénés parce qu’ils n’ont pas de double culture, mais une culture.

On se sent tout le temps étranger, une autre identité est en train de se créer de facto à cause de l’exil. La personne la rejette, mais l’identité vers laquelle elle voudrait revenir n’existe tout simplement plus. Le pays en 5 ans a complètement changé, ces personnes tentent de retrouver quelque chose qui a disparu.

Le problème est lié au degré d’agentivité : dans quelle mesure suis-je acteur de ma vie ? Ces dernières vagues d’immigration ont été accompagnées d’une perte d’agentivité dramatique. Certains sont partis car ils se sont retrouvés seuls, avec plus personne qui partage leurs valeurs. Ce ne sont pas les gens qui partent du Liban, c’est le Liban qui abandonne ses gens. C’est aussi une identité qui nous a abandonnés : un pays ce n’est pas juste la terre, c’est aussi les valeurs, les films, la musique, les discussions qu’on a, les blagues, et il y a eu une période où beaucoup de gens ne se retrouvaient plus dans le pays. Et plus c’est forcé, plus c’est difficile.

La multiculturalité a-t-elle évolué au Liban ?

Ce qui est net, c’est que l’adhésion aux valeurs occidentales est moins évidente. Avec les derniers événements, explosions, impunité des leaders, l’abandon perçu ou réel de l’Occident, et ce qui s’est passé à Gaza, il y a une identité plus solidaire, transarabe, un peu comme dans les années 30-40, avant qu’elle ne devienne musulmane. Avec Gaza, il y a un retour au fait que l’Occident n’incarne pas forcément l’humanisme.

Avec les manifestations au Liban, certaines visions caricaturales ont pu être brisées. Le découpage idéologique par religion semble de moins en moins opérant.

Quels sont vos projets pour cette saison automnale chargée ?

Je sors mon livre Neuromania, qui concerne cette nouvelle mode de vouloir tout expliquer par les neurosciences, et pourquoi c’est une mauvaise idée. Il s’agit d’une initiation à la cognition incarnée, et aux enjeux politiques et idéologiques autour des neurosciences.

Pour les mois qui viennent, et prochainement, le 15 septembre, je propose des conférences au MK2 Bibliothèque une fois par mois, la prochaine concernera mon nouveau livre. Le 25 novembre, une conférence est prévue au théâtre Edouard VII, il y sera question de mon livre, et probablement du biais cognitif.


Bibliographie :

« Votre cerveau vous joue des tours », Ed. Allary (2019)

« Le cerveau pas bête », avec Raphaël Martin, Ed. Bayard jeunesse (2023)

« Neuromania-Le vrai du faux de votre cerveau » Ed. Allary (2024)

Petit-neveu et filleul de l’ancienne grande figure politique dont il porte le nom, ce jeune scientifique de Beit Mery, qui réside à Paris, manie et articule les concepts avec finesse et dextérité, autour des problématiques de notre époque : stress, burnout, double culture, traumatismes, éco-anxiété, exil… D’une voix claire et sonore, le psychologue franco-libanais de 42 ans, Albert...
commentaires (3)

Original dans le bon sens du terme. Quel courage, quelle intelligence, quelle persévérance. Grand BRAVO

Céleste

09 h 45, le 05 septembre 2024

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Commentaires (3)

  • Original dans le bon sens du terme. Quel courage, quelle intelligence, quelle persévérance. Grand BRAVO

    Céleste

    09 h 45, le 05 septembre 2024

  • interessant! sauf que la prédictibilité est de moins en moins évidente , même en Europe et aux Etats unis. Nous sommes dans un monde en transition. Ceus qui ne s'adapteront pas à la transition se casseront la gueule. Durs durs les temps qui courent.

    Massabki Alice

    08 h 52, le 05 septembre 2024

  • Excellent cher Albert

    Abdallah Barakat

    02 h 22, le 05 septembre 2024

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