Entre le 14 mars et le 26 avril 2005, j’ai vécu ce que je pensais être les plus belles semaines de ma vie. L’incroyable, l’improbable, le miracle se produisait. Sous la pression de la rue (du moins c’est ce que je croyais), la volonté d’un peuple libéré se faisait enfin entendre : nous étions en train de nous libérer du joug oppressant de l’envahisseur, de l’occupant, du preneur d’otages qui nous avait bâillonnés des décennies durant, dans l’indifférence totale (voire la complicité ?) de la communauté internationale.
Déboulonner les statues du président syrien, arracher avec fureur les posters géants à la gloire du régime baassiste, tout cela était quasiment jouissif.
Je ne me lassais pas des images dont je m’imprégnais, de la foule en liesse scandant « À bas le régime syrien » ou encore « Syrie dehors ».
Les plus jeunes lecteurs auront du mal à comprendre ce sentiment. Ils n’ont pas vécu « notre » guerre ; ils n’ont pas entendu parler du Beau Rivage, ni des exactions contre tout opposant qui osait ne serait-ce qu’un début de révolte. Ils n’ont pas connu les « expropriations » forcées, les barrages syriens au cœur des pinèdes du Metn et dans presque toute la capitale. Ils n’ont pas connu les décennies de promesses éventrées, tuées dans l’œuf. Ils n’ont pas connu l’immense espoir nommé Bachir et son lâche assassinat. Ils n’ont pas connu de samedi noir, ni de blocus, ni de tête baissée, ni de rage avalée, ni de haine incommensurable envers un ennemi qui ne disait même pas son nom.
Nos jeunes (et même désormais un peu moins jeunes) nés à partir de 1990 ont connu un autre Liban, un Liban que l’on a bien voulu réparer, guérir de ses blessures, réveiller de sa longue léthargie. Bien sûr, l’occupation syrienne continuait, mais elle se faisait plus discrète, plus pernicieuse, moins visiblement sanglante. Surtout, elle se faisait main dans la main avec la plupart des anciens seigneurs de la guerre, reconvertis en ministres en costume cravate, bien sous tout rapport. C’est que le régime syrien avait compris qu’il lui fallait lustrer son apparence, même s’il faisait toujours régner la terreur en filigrane. Pas bête. Cela a servi à redynamiser l’économie du pays et, par ricochet, celle de la Syrie voisine. Cela a fonctionné à merveille : nos mémoires atrophiées se sont accommodées allègrement avec la nouvelle donne.
Nous n’en demandions pas plus. Rafic Hariri, si (et tous les autres héros tombés au nom de la souveraineté). J’ai innocemment cru qu’avec le formidable élan qui a suivi son assassinat, nous allions enfin y arriver : libres, souverains et surtout autosuffisants. Je ne pouvais pas imaginer que nous serions à nouveau occupés de manière encore plus pernicieuse, encore plus vicieuse, plus viscérale. Un nouvel occupant a remplacé Bachar el-Assad. Cette fois cependant, la leçon est comprise : il faut agir avec encore plus de tact. L’occupant sera cette fois libanais pur sang. Pire : il sera élu du peuple. Pire : il représentera la désormais écrasante majorité démographique du peuple libanais, y compris les chiites dissidents. Pire : l’occupant a un permis de tuer, tout ce qu’il y a de plus officiel, de plus légitime, de plus pur et, surtout, de plus internationalement reconnu comme tel. Il s’arroge le monopole de la résistance à l’ennemi.
Nous voilà faits. Comment lutter ? Par quel jeu démocratique peut-on bien encore se battre ? Des élections ? Ils en sortent suffisamment vainqueurs pour s’ériger en partenaires principaux du pouvoir. La communauté internationale ? Légalement, que peut-on leur reprocher ? La résistance est leur porte-étendard sacré et quiconque ose parler du retrait des armes du Hezbollah et de l’urgence de se conformer aux résolutions onusiennes passe pour un traître et risque de se voir traîné devant le peu ragoûtant tribunal militaire pour haute trahison.
Descendre dans la rue ? Nous avons essayé au lendemain du crash économique d’octobre 2019 puis au lendemain du funeste 4-Août. Nous nous y sommes perdus, nous nous y sommes fait rabrouer, inonder et, pour certains, éborgner.
Nous voilà depuis 10 mois englués dans une guerre dans laquelle nous n’avons aucun intérêt. Solidaires avec le peuple de Gaza ? Oui, mille fois oui. Leur envoyer de l’aide humanitaire, hausser la voix, hurler notre indignation, intenter une action auprès des instances internationales, œuvrer sur le plan de la diplomatie. À tout cela je dis un grand, un énorme oui. Mais brûler notre terre ? En quoi cela aide-t-il le peuple palestinien ? Mettre tout un peuple en mode survie, en alerte continue, dix mois durant (« and counting ») ? En quoi le peuple de Gaza peut-il nous remercier ? En quoi lui avons-nous été utiles ?
Après le discours du sayed de la République (à défaut de président…) dimanche passé, qui a sonné le début (ou la fin, c’est selon) de la récré, je me suis surprise à être presque déçue.
Puis j’ai compris. En bonne victime du syndrome de Stockholm, à défaut d’aimer mon preneur d’otages, je me suis habituée au sentiment d’anxiété permanente qu’il me faisait vivre. Rester en état d’alerte permanent est devenu mon lot quotidien. Scruter les nouvelles toutes les dix minutes, attendre le mur du son du jour, dormir d’un seul œil ; tout cela est devenu une habitude dont il est difficile de se défaire.
Non pas que j’y prenne goût. Mais c’est que je ne sais plus vivre autrement que dans l’attente du pire.
Joumana DEBS NAHAS
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Merci pour vos mots dans lesquels je me retrouve. Résignation et fatalisme....
11 h 52, le 02 septembre 2024