Il n’y a pas très longtemps, un sage vieil homme que j’ai rencontré a psalmodié les mots qui suivent : « Tous les écrivains qui ont existé et qui existent se préoccupent de la même et unique question : celle qui suppose le sens de notre existence. » « Ce qui les oppose, poursuit-il, c’est la manière dont ils choisissent de peindre les pages qui décriront ce malaise universel. »
C’est vrai que les mêmes questions qui ont taraudé nos aïeux continuent à nous tarauder, inchangées. Les réponses demeurent incertaines, contestables et souvent réfutables. On finit par passer, les questions demeurent les mêmes et les réponses ne sont pas plus représentatives. Les jours s’en vont et nos tourments ne tiennent qu’à un fil, fébriles. Humains frêles et passagers, épiphénomènes de la vie, on poursuit inlassablement et frénétiquement le chemin à la recherche de réponses à des questions qui ont toujours obsédé le genre humain, ayant pour muse de notre pinceau le même objet.
Je lis Camus pendant des jours tendres, Sartre d’autrefois, Cioran et Nietzsche souvent, et je pense que le genre humain n’est pas si débridé, finalement… Nous sommes tous des protagonistes de leurs récits. Je me jette ainsi dans les larmes de mes anciens, dans les couleurs sanglantes qui animent leurs ouvrages, je valse dans leurs abîmes, je lis des auteurs, des philosophes, des poètes et des écrivains grâce auxquels je me sens beaucoup moins seule, que ce soit dans ma conscience du monde, dans les moments hauts ou dans les moments un peu plus bas. Je lis et je découvre que je ne suis pas la seule à avoir des séquelles et des pensées obstruées qui chancellent ;
je ne suis pas la seule qui a tenté d’écrire tant de tragédies pour trouver un moyen d’expliquer ce monde, en annotant les passages les plus pertinents des classiques, en m’inspirant des chefs-d’œuvre de notre époque mais aussi d’hier.
Or, dans les déchirures de ces papiers, j’ai découvert que la philosophie atteste de notre similarité, nous, humains perdus et condamnés à faire face à une condition qui, loin d’être perspicace, sème en nous des doutes et des remises en question. J’ai constaté qu’à travers l’autre, j’ai pu prendre un recul à partir de mon propre phare pour observer le monde d’une autre manière, à partir d’une autre lumière, plus radieuse.
En plus, j’ai remarqué que la philosophie répond à des questions qui à nos yeux allaient de soi et soulève des questions là où les certitudes inébranlables mêlaient leurs lumières incontestables à travers nos failles. J’ai constaté de même et contre moi-même quelque chose d’intrinsèquement lié au choix de parsemer les méandres de la philosophie : n’en déplaise aux rationalistes, mais la conscience ou la lucidité des choses est souvent pénible et s’accompagne d’un sentiment de frustration existentielle, même si la clairvoyance désinhibe généralement la désillusion.
C’est pour cela que je crois que la philosophie « conscientise ». Elle est l’alchimiste de nos pensées, transformant l’ignorance en sagesse, les réponses en questions et les vérités en illusions. Elle nous pousse à remettre en cause ce que nous avons tenu pour vrai depuis notre ouverture au monde. Plusieurs personnes dans ma vie m’ont dit d’ailleurs que la philosophie, c’est du blasphème. C’est parce que la remise en question est souvent incorporée comme une injure. C’est plus évident de regarder l’avant et d’éviter le devant. Ou, peut-être, c’est que j’ai toujours aimé l’hermétique et vénéré le doute. Mais on n’a pas les mêmes intérêts ; je les comprends.
Lire la philosophie est donc une fuite du réel, puisque sa lecture nous immisce dans un ensemble de nouvelles perspectives qui passaient devant nous, inaperçues et intouchables. Or en même temps, elle nous imprègne dans une réalité beaucoup plus profonde que celle que le monde nous offre à l’écorce.
Comme en classe de terminale, on nous a appris à faire une dissertation philosophique en construisant trois axes principaux (thèse, antithèse et synthèse), à chaque fois que j’en écrivais, je pensais que cette matière a une tendance à toujours juxtaposer deux constats opposés et liés à la fois, qui renforcent l’esprit critique et qui poussent l’individu qui la pratique à aller plus loin dans son entendement. La philosophie ne donne pas donc une réponse unique, mais des possibilités de réponses face à notre embarras.
La question de savoir si la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, la question de savoir si nous sommes des êtres catégoriquement libres ou si l’existence d’un déterminisme immuable fait de nous des êtres soumis et prisonniers à la limite… toutes ces oppositions qui nous poussent à réfléchir l’essence et l’existence de notre vie, ainsi que d’autres aspects méconnaissables qui nous encombrent.
On observe le temps passer, la vie aussi, les gens échanger, travailler, choisir, on observe les mêmes gestes humbles du quotidien se répéter, les petits plaisirs ou les crises existentielles se déployer, plein d’événements qu’on contemple d’une manière très vague et superficielle.
En plus, on se dit libre, on dit qu’on a construit morceau par morceau les bouts de notre propre chemin et que personne ne peut nous dicter la vie.
On croit qu’on a en nous des connaissances et des certitudes irréfutables.
On pense avoir octroyé un sens inhérent à notre vague existence.
On croit que notre vérité est incontestable ; qu’elle incarne coûte que coûte la « Vérité » en soi.
On croit qu’on a choisi notre place ou notre métier, sans aucune influence provenant de l’extérieur.
On croit que toutes nos actions se dégagent d’un travail conscient et réfléchi.
On croit qu’on connaît la nature du monde dans lequel nous nous trouvons imprégnés.
Remettre en question ces réponses-là est un acte périlleux et quelque peu délicat. Sauf que si on allait un peu plus loin, on pourrait découvrir que ce vers quoi s’est tendue toute notre vie n’était peut-être qu’un aspect parmi un millier d’autres aspects qu’on négligeait.
Mais la philosophie soulève-t-elle uniquement des questions ? Ne fournit-elle pas des réponses à nos questions, nous éclaircissant face à nos interrogations éminentes ?
Karl Jaspers disait que « les questions en philosophie sont plus essentielles que les réponses ». Il n’a pas tort, mais il n’en demeure pas moins que cette même philosophie nous donne des réponses, ou, pour ne pas la trahir, des possibilités de réponses ou de choix multiples face à cette vie, face à laquelle nous pouvons nous positionner et dans laquelle l’essence et l’existence de l’homme demeurent méconnaissables.
D’ailleurs, j’ai lu quelque part un article dont l’auteur supposait qu’on est « volonté de raison » alors que le monde est « sans raison », que ce monde n’a rien de l’ordre de « l’unification » ou de la « cohérence ». Or je crois que la philosophie suppose aussi, au-delà de la souffrance qu’elle pourra engendrer suite à la prise de conscience qui accompagne ses mirages, la transcendance de notre condition irrémédiable, à travers une des armes les plus puissantes dont l’humain dispose, à savoir sa connaissance.
Grâce à la philosophie, on n’est plus condamné à l’amnésie de la réalité.
On est amnistié de l’amnésie par le biais de notre connaissance.
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