De l’affection bénigne jusqu’à la maladie mortelle, « le mal de vivre » présente toutes sortes de degrés et variations. Il peut surgir dans une vie comme un accident, sujet ou non à se répéter, ou se manifester dès l’enfance et empirer progressivement. Une première crise peut apparaître avec une diversité de manières : perception de vide, poids intolérable, agitation fébrile ou immobilité, appétits désordonnés, dégoût… Des sentiments qui se succèdent, se combinent ou s’accumulent.
Des situations identiques donnent lieu à des troubles divers : tel amoureux éconduit tombe dans la prostration, tel autre se jette dans une furieuse activité. Inversement, un même état peut naître dans des occasions différentes. L’angoisse surgit dans la solitude ou dans la foule, elle étreint le concerné, l’homme devant l’infini ou l’adolescent dans la nuit.
D’une époque à l’autre, on constate l’apparition ou la recrudescence de certains symptômes. L’ennui pèse particulièrement sur toute une génération et se verse petit à petit en s’épanouissant dans le mal de son époque. Selon que le « mal de vivre » est paré de prestige ou objet de dédain, signe d’élection ou de réprobation, le sentiment d’être différent, accablant pour l’homme qui vit dans une société intégrée, devient sentiment de supériorité quand, assumant sa situation de paria, il dénonce à son tour et rejette cette société.
À cette diversité s’ajoute la différence de perspective. Que l’intéressé parle des autres ou de lui-même, la distance du regard varie, mais l’inquiétude envers soi peut éloigner la compassion d’autrui. Le ton change selon qu’un homme s’accuse, se complaît dans son mal, s’exalte ou s’efforce à la froideur et à la distance.
Celui qui est frappé par le « mal de vivre », peut se tourmenter et avoir des sautes d’humeur, être dégoûté, en perpétuelle versatilité. Ou être celui qui ne sait rien faire à part languir et bâiller. Celui qui, se tournant et retournant, n’arrive pas à dormir… Il y a d’innombrables expressions du mal de vivre, qui toutes conduisent au même résultat : le mécontentement de soi. Malaise qui a pour origine un manque d’équilibre de l’âme et des aspirations timides ou malheureuses.
C’est une instabilité, une agitation perpétuelle. Ces personnes cherchent par tous les moyens à atteindre l’objet de leurs vœux, se contraignent parfois à des pratiques honteuses, et quand leur peine n’est pas récompensée, souffrent cruellement de s’être déshonorés pour rien, regrettant, non d’avoir voulu le mal, mais de l’avoir voulu avec succès.
Dès lors, les voilà saisis à la fois du repentir de leur conduite passée et de la peur d’y retomber, et peu à peu livrés à cette agitation stérile d’une âme qui ne trouve à ses difficultés aucune issue parce qu’elle n’est capable ni de commander ni d’obéir à ses passions.
De là, cet ennui, ce dégoût de soi, ce tourbillonnement d’une âme qui ne se fixe à rien, cette sombre impatience que lui cause sa propre inaction, surtout lorsqu’on rougit d’en avouer les raisons et que le respect humain refoule son angoisse, confiné dans une prison sans issue ; les passions s’asphyxient puis apparaissent la mélancolie, la langueur et les mille flottements d’une âme incertaine. La semi-réalisation des espérances plongent dans l’anxiété et leur avortement dans la désolation et de là la disposition à maudire son propre destin et à gémir de n’avoir rien à faire, à jalouser furieusement tous les succès de son prochain. Car rien ne nourrit l’envie comme l’oisiveté malheureuse ; l’on voudrait voir tout le monde échouer parce qu’on n’a pas su réussir, puis de ce dépit des succès d’autrui et de ce désespoir de ne point réussir soi-même, on en vient à se plaindre de sa vie, on se replie de plus en plus dans son coin et on y couve son chagrin dans le découragement et l’écœurement pour finir par tomber à un stade dramatique, irrécupérable et vide.
Sylvain THOMAS
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