En ces temps de graves menaces guerrières et d’anxieuse incertitude, de coma étatique et d’engourdissement politique et intellectuel, il semble nécessaire et même urgent de revenir à l’épineuse et pourtant fondamentale question du front interne libanais. Il est fort heureux que dans sa dernière harangue, Hassan Nasrallah ait lui-même soulevé celle-ci. On déplorera par contre qu’il ne l’ait fait que sur un ton de bravade et de défi, plutôt qu’en faisant preuve de conciliation. Et surtout de réalisme.
Ci-après un bref rappel de l’argumentaire qu’a développé le chef du Hezbollah. Plutôt que d’une victoire de la milice, que celle-ci, comme à l’accoutumée (?), s’interdit d’exploiter sur le plan domestique, c’est d’un triomphe israélien, augurant d’une perte définitive de la Palestine, que doivent s’alarmer certains Libanais. Et surtout les chrétiens, dont le poids démographique souffrirait le plus d’une implantation sur place des réfugiés. Tous restent libres de leurs choix mais qu’ils n’aillent surtout pas poignarder la résistance dans le dos en s’associant à la guerre psychologique menée contre elle…
La résistance ou Israël : pour commencer, c’est en somme une aberrante alternative qu’impose Nasrallah à l’ensemble de la population, placée d’autorité face à un faux dilemme, pour ne pas dire un piège politique et moral. Qu’ils soient chrétiens, sunnites, druzes ou même chiites (ces derniers se trouvant être en effet les premières victimes du blitz israélien sur le Sud), les Libanais se retrouvent massivement sur ce point capital : leur refus d’une guerre qu’ils n’ont jamais voulue, que leurs institutions n’ont jamais décrétée, qu’a été seule à initier et assumer une milice obéissant ouvertement à une puissance étrangère, l’Iran. Ce qu’ils redoutent le plus, les Libanais, c’est la somme de morts et de destructions qui en résulterait pour un pays ployant déjà sous une cascade de crises d’une acuité sans précédent : et cela quel qu’en soit le vainqueur, serait-il même le plus improbable des deux.
Non, notre pays – peuple et État – n’est pas sommé par la fatalité d’opter pour l’un ou l’autre de ces deux rivaux régionaux qui, chacun à sa manière, incarnent l’antithèse de la singulière mosaïque de communautés qu’est le Liban. Ici en effet un État qui se veut juif et rien que juif, et là une République théocratique bien décidée à exporter son modèle aux quatre coins du monde arabe. Entre ces deux monstres froids, le cœur du Liban se refuse à l’idée même de balancer. Ce point étant clarifié, on n’est pas pour autant sorti de l’auberge.
De la résistance armée palestinienne à la résistance islamique, contraire au bon sens aura été l’acharnement mis, depuis des décennies, à faire du pays du Cèdre un des fers de lance de la lutte militaire contre l’ennemi israélien. Ce phénomène viole les accords passés entre Libanais eux-mêmes, de même qu’entre eux et leur environnement. Ni Occident ni Orient, stipulait en quelque sorte le Pacte national de 1943 ; c’est en prenant en compte le cas particulier du Liban que, deux ans plus tard, la Charte de la Ligue arabe rendait exécutoires les seules décisions prises à l’unanimité de ses membres ; et l’attachement aux accords d’armistice de 1949 figure expressément dans l’accord interlibanais de Taëf.
Défunt est le mythe de la Suisse de l’Orient, et le Liban n’est certes pas davantage une Suède ou une Autriche, d’où la véhémente contestation réservée par d’aucuns au concept de neutralité avancé par le patriarcat maronite. Or, et surtout pour un pays comme le nôtre, neutralité n’a jamais voulu dire insensibilité, détachement, indifférence, notamment face à l’effroyable, l’inconcevable injustice commise contre le peuple palestinien. Quel statut décerner, dès lors, à un Liban demeuré fidèle à ses valeurs originelles mais qui serait fort opportunément dispensé de toute obligation militaire outrepassant sa composition comme ses moyens ? On n’en sait fichtre rien. Mais il revient en premier aux Libanais eux-mêmes de s’ingénier à résoudre le lancinant rébus, du moment qu’il reste encore une terre à sauver. C’est à ce chantier de la dernière chance que doivent s’atteler de toute urgence une classe dirigeante installée dans la stérile routine du verbe ; une intelligentsia libanaise apparemment dépassée par l’ampleur de la catastrophe annoncée ; et last but not least, toutes ces puissances dites amies mais enclines parfois à oublier leurs engagements
Une patrie, ça se mérite. En commençant par épargner au sol national, comme à ceux qui y vivent, tous les feux de l’enfer.
Issa GORAIEB