Le dos tourné aux automobilistes à l’entrée nord de Beyrouth, une suite de silhouettes humaines en métal coloré grandeur nature posées le long de la rambarde donnant sur le port semblent contempler les (moignons des) silos. Et les 4 ans d’impunité pour les auteurs de l’une des plus grandes explosions non nucléaires au monde qu’ils évoquent.
Spectateurs muets aux regard rivé vers cet horizon de dévastation, ces hommes, ces femmes, ces enfants, aux corps immanquablement lacérés, semblent attendre le déclenchement d’un événement exceptionnel. Un événement salvateur qui puisse redonner enfin aux Libanais l’espoir en de lendemains meilleurs…
C’est dans cet esprit que Pierre Abboud a conçu cette installation, apparue dans l’espace public en cette veille de quatrième commémoration de la funeste double explosion du 4 août 2020. Une œuvre dédiée aux « âmes du port de Beyrouth » que cet architecte et designer d’événementiel a réalisée à ses propres frais pour en faire don à la capitale libanaise. Après avoir obtenu l’accord du mohafez de Beyrouth Marwan Abboud.
À défaut de fresque géante raccordée aux silos…
Il n’a pas vécu sur place la terrible double explosion qui a dévasté en 2020 la moitié de la ville. Pierre Abboud était à Dubaï, où il vit et travaille depuis presque vingt ans. Mais pour cet expatrié au cœur viscéralement attaché au Liban, il n’était pas question de ne pas contribuer à travers son art à rendre hommage aux victimes du 4-Août. Ces morts innocents dont certains veulent ensevelir jusqu’au souvenir…
L’été dernier, à la même période, il avait dévoilé dans une émouvante vidéo d’animation postée sur les réseaux sociaux les maquettes de son grand projet : une fresque géante en dentelle de métal qui, fixée à la partie des silos encore préservée, déroulerait sur toute la surface initiale de l’édifice explosé les visages des hommes, des femmes et des enfants qui ont perdu la vie dans cette tragédie.
Mais pour réaliser ce monument « à l’échelle du pays, il faudrait qu’il y ait de véritables “responsables” à la tête de l’État », avait-il confié à L’Orient-Le Jour. Ne voulant pas attendre en vain la survenue de ce jour tant espéré, cet artiste à la fibre patriotique sincère et engagée – qui a été parmi les premiers à investir les places de la révolte à Beyrouth en 2019 et 2020, n’hésitant pas à prendre l’avion pour venir participer aux manifestations et porter à travers ses créations publiques les revendications de ses compatriotes – s’est attelé, entre-temps, à la réalisation d’une œuvre moins ambitieuse, plus aisée à concrétiser en solo et sur ses propres deniers, mais toujours érigée sur le lieu même de la catastrophe.
Les silhouettes des victimes face au port
Une installation composée donc d’une suite de 44 silhouettes en acier coloré, grandeur nature, inspirées des 244 âmes qui ont été brutalement arrachées à la vie et à leurs famille en ce fatidique 4 août 2020, parmi lesquelles on reconnaît la petite Alexandra Naggear et les jeunes gens de la Défense civile.
« À défaut de pouvoir représenter l’ensemble des victimes, j’ai voulu, à travers ce groupement de silhouettes de tous âges, les évoquer de manière symbolique, pour inciter mes compatriotes à ne jamais les oublier. Il ne s’agit pas seulement de préserver leur souvenir dans la mémoire collective, mais aussi de rappeler à tous qu’il faut poursuivre le combat pour que justice leur soit enfin rendue », indique celui qui a baptisé cette installation Natrin... (« En attendant… »). « J’ai d’ailleurs choisi de limiter ma palette aux bleus et ocres, les couleurs du ciel et de la terre, parce que pour moi, ils sont là dans cet entre-deux attendant une justice réparatrice », explique-t-il.
En attendant… que justice soit faite, que le pays sorte de l’immense bourbier dans lequel il est enlisé, Pierre Abboud espère que son installation pourra faire naître chez ceux qui la contemplent un sentiment de solidarité et de fraternité nationale.
« Arrêtons de classer les gens et de les diviser. Il n’y a pas une catégorie de victimes et de parents de victimes plus légitimes que d’autres. Ce qui s’est passé a touché tout le monde. Personne n’est sorti indemne de ce drame… » martèle avec conviction cet artiste à l'empathie exemplaire.
Pierre Abboud, carte de visite
Architecte d’intérieur, artiste et designer d’événementiel, à la tête d’une entreprise baptisée Trompe-l’œil, ce Libanais établi à Dubaï depuis près de vingt ans possède à son actif plusieurs projets d’envergure, à l’instar de l’emblématique « Dôme hexagonal » qu’il a conçu pour la municipalité d’Abou Dhabi ou l’énigmatique installation visuelle « Nid de faucon » trônant au Pavilion Downtown de Dubaï. En 2016, Pierre Abboud a été choisi pour apporter ses talents à la scénographie d’« al-Farès », une grande production théâtrale basée sur les poèmes du cheikh Mohammed ben Rachid al-Maktoum, qui n’est autre que le vice-président et Premier ministre des Émirats arabes unis.
Il faut saluer les travaux des artistes, des écrivains, des journalistes, des reporters d’images, des enseignants (on l’oublie parfois) etc, qui par leurs travaux nous donnent de l’espoir pour vivre et réparer notre estime de soi. Faute à pas de chance, que de vies brisées… A l’heure des jeux olympiques à Paris, j’ai un peu rêvé de voir un champion libanais monter sur le podium avec une médaille d’or de préférence… Tout cela ne sera pas oublié comme les quelques tragédies de la guerre civile, mais la crise économique est là pour chercher à sauver sa petite vie…
15 h 38, le 04 août 2024