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Nos Lecteurs ont la Parole

Heureux qui comme Ulysse...

La mort ne fait pas de nous des épaves. « Chaque humain porte en lui des archétypes partagés universellement » (Jung). Les personnes vivantes portent en elles des traces d’autres personnes (mythiques ou pas) qui ont existé avant. S’il s’avère que ces archétypes collectifs nous façonnent réellement, alors Ulysse m’a insufflé sa nostalgie.

On dit « heureux celui qui, comme Ulysse, a fait un bon voyage ». J’ajoute à cette expression un brin fébrile d’espoir : heureux celui qui comme Ulysse a fait un bon voyage pour revenir vers son Ithaque natale !

Beaucoup de personnes, dont moi, ont frôlé intimement ce sentiment : le mal du pays, suite au choix de continuer leur chemin ailleurs, faute d’une promesse que leur pays a désœuvrée, dans l’espoir de trouver ce que cette terre, se heurtant à des insolubilités, n’a pas pu nous pourvoir.

Je peinais à tirer un trait sur un temps longtemps évanoui. Comme si j’avais quitté avec une sorte de valise où se trouvaient des fragments de mon passé : tout me rappelait mon pays, ma jeunesse au lycée, l’été au Liban, les discussions à la libanaise, les plats de mes grands-parents. « Chez moi… » disais-je, à chaque moment opportun.

J’étais pourtant dans la Ville Lumière, côtoyant des endroits que d’autres ne pourront visiter qu’en rêve. Il s’avère que cette image que je me suis construite face à un pays qui apparemment ne me convenait pas à l’instant n’était finalement que le fruit d’une nostalgie envers quelque chose qui n’existe même pas. Ma nostalgie avait créé un rêve inexistant. Mais n’était-ce pas un privilège que je devais garder même au prix de mon bonheur ?

Naufragée comme un Ulysse perdu en mer, j’avançais à l’aide d’un appui : un jour, je rentrerai dans ma chambre d’enfance, je sentirai la levure chaude le matin, préparée par ma mère. Le Liban incarnait une terre perdue, quelque chose d’enterré en deçà de toute possibilité. Je me sentais exilée, pourtant ce départ n’était que le fruit d’un choix peu réfléchi. J’assume et je ne le regrette pas, n’empêche que je restais réticente face au retour.

Une entrave : je trouvais que ce retour serait un pas en arrière, une défaite, vers quelque chose qui faisait partie déjà d’une page tournée. J’ai établi un acte de foi en quittant vers une terre inconnue, alors le revers de ce choix prenait la forme d’une perte périlleuse. Une mauvaise foi ; du dédain face à une nouvelle vie.

Je regardais chaque soir le ciel de Paris, et alors que je déposais mes sentiments crus sur papier, je pensais que ce carnet devrait vraiment être l’objet le plus déserté à exister : écouter sans être écouté, soutenir sans être soutenu.

J’étais plongée dans une solitude pourtant libre en essayant de la décrire de plusieurs manières possibles, et après un moment, une autre idée m’a tracassée : la Lune ! J’avais lu un article qui disait que la Lune devrait être l’objet le plus solitaire au monde. Cette Lune, celle que j’apercevais de ma fenêtre, à travers laquelle s’illuminait toute ma nuit. Les mots et le sens qui se dissimulaient dans cet article sur lequel j’étais tombée non par hasard étaient l’élément déclencheur de mon retour : autour du Soleil, dit-on, se trouve la planète où advient toute notre vie. La Lune tourne autour de la Terre, alors que cette Terre navigue autour du Soleil. C’était alors sans doute ce à quoi ma solitude ressemblait, et la Lune incarnait la représentation la plus pertinente d’un objet tombé en désuétude. C’est aussi parce qu’elle sait que la Terre ne tournera jamais autour d’elle, que ce n’est qu’à partir de la lumière émise par le Soleil qu’elle peut briller.

Quitter cet état de choses était à portée de clic, et j’ai finalement fait ce saut. Je me suis permis d’écouter la voix de mon cœur, j’ai eu confiance en cette étrange sensation qui me chuchotait d’y revenir. J’ai quitté un jour sur-le-champ, un choix que j’avais fait la veille. Ironiquement, je me prenais pour Hugo : demain à l’aube, à l’heure où blanchit (Paris), je partirai. Je sais que ce poème était voué à une fin tragique, mais cela ne fut pas le cas du mien. Heureusement.

J’ai vu Paris s’évanouir, je m’éloignais petit à petit d’un pays qui m’a bercée et dans lequel j’ai rencontré des personnes que j’aimerai resserrer dans mes bras mille fois encore. Un problème : je savais que le cocon est un sentiment, peu importe la place dans laquelle on s’imprègne, mais ce sentiment me faisait parfois défaut. Je savais pourtant que je quittais Paris mais qu’elle ne me quittait pas, que ses résidus et même ses épines resteront ancrés en moi.

Après un temps, je voyais mon pays depuis le hublot. Je caressais la vitre pour m’assurer que c’était bien réel, et ce fut un desserrement. C’était un sentiment aporétique : après un an passé à l’étranger, je me sentais étrangère dans mon propre pays, avant même d’atterrir. Cela avait peu d’importance puisque cette sensation s’évapora très rapidement dès que j’ai pris mon pays dans mes bras, ou plutôt, c’est lui qui m’avait étreinte ardemment après cette longue séparation, comme si c’était plutôt une trahison. En réalité, ce n’était qu’une leçon.

J’ai retrouvé l’odeur de ma jeunesse, mes racines, ma famille. Je suis revenue à Batroun, là où je m’élançais depuis les falaises dans la mer avec des inconnus. Je suis partie chez ma grand-mère, là où l’on bavardait de cette expérience qui m’a tant changée : « Paris t’a changée », entendais-je à maintes reprises.

Je répondais qu’en fait non, j’ai changé grâce à moi-même. Paris m’a juste prise dans ses bras et puis, mon cœur était si lourd qu’elle devait me libérer. Il s’avérait que j’étais empoisonnée par des accumulations passées ! Quelqu’un devait me tenir pour que je puisse réaliser que quelque chose d’obsolète qui a besoin d’être modifié se détériorait déjà dans ma vie. Le problème n’était pas le Liban, mais un poison qui venait de l’intérieur, une résistance qui refusait que mon pays me prenne dans ses bras. Alors Paris était un départ qui m’a poussée à exécuter une transfiguration.

Mon assertion était donc erronée : ce n’était pas une marche en arrière, c’était une étoile renaissante dans un monde limpide mais face auquel ma vision était brumeuse.

J’ose aujourd’hui le révéler, à tue-tête et fièrement. J’ai préféré revenir plutôt que de rester, j’ai préféré le connu à l’inconnu, le fini à l’infini, la réconciliation à la séparation, la reconquête à la découverte et l’amour à la sympathie.

Voilà une bribe de ce qui fut un jour mon histoire. Mon expérience avait pris tout son sens. Après que la Terre a fait le tour du Soleil une fois, je suis rentrée. Chez moi. Tant de choses peuvent changer en une année, en une rotation à l’orbite du Soleil. Je me méfie de la question « où te vois-tu dans cinq ans, dix ans ? » car on vit en effet dans une imprévisibilité capricieuse, nous, des êtres éternellement variables et indéfinis (définir notre vie renvoie à la limiter).

Après tout, je pensais toujours à Paris : ça a été un abri, même voûté, pour un bon moment.

Je pensais aussi que la Lune, même si elle tournait autour de quelque chose qui ne tournait évidemment pas autour d’elle et même si ses rayons bleus sont le reflet d’une autre source suspendue, elle veillait sur nous.

Qu’elle brille, à Paris, à Beyrouth, que même dans la plus terrible des solitudes, l’homme pourra retrouver son chemin vers la lumière éventuellement. Que dans les gens, il y a une belle dévotion, celle de tomber, de trébucher, d’abandonner puis de se relever.

Que parfois il faut payer cher pour comprendre quelque chose qui n’a pas de prix. Qui sait, si un jour je vais dérailler du chemin que j’ai emprunté ? Qui sait où la vie me mènera dans trois ou six ans ?

Je sais désormais que ça ne sera jamais trop tard de prendre en main ses rêves. Qu’à défaut de découvrir, il y aura toujours des possibilités infinies et inconnues qu’on peut rater. Mais qu’à force de découvrir, toutes ces possibilités jadis érigées se détruisent pour démasquer la réalité.

Je sais aussi que les choses les plus inattendues peuvent démentir les choix qu’on a minutieusement scrutés, un jour, que le hasard peut frapper à notre chevet au dépourvu. Et que ces choix, disait Mandela, soient le reflet de nos espoirs et non de nos peurs !

Merci Paris, pour les épines ; merci Beyrouth, pour les roses. Merci à ces deux villes dont chacune occupe une place intrinsèque et très chère à mon cœur.

Je termine sur une parole de la mère de Sabyl Ghoussoub, extraite de Beyrouth-sur-Seine  : « Je veux vieillir et mourir au Liban : Et nager tous les jours ; Jusqu’à l’infini. » 

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

La mort ne fait pas de nous des épaves. « Chaque humain porte en lui des archétypes partagés universellement » (Jung). Les personnes vivantes portent en elles des traces d’autres personnes (mythiques ou pas) qui ont existé avant. S’il s’avère que ces archétypes collectifs nous façonnent réellement, alors Ulysse m’a insufflé sa nostalgie. On dit « heureux celui...
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