Critiques littéraires

L’interprète qui en avait trop vu

L’interprète qui en avait trop vu

D.R.

C’est la grande noblesse de la littérature dite noire que de nous emmener là où la « blanche » se risque plus rarement. Du côté de l’ultra-violence, de la corruption, du meurtre, des trafics, des fractures secrètes et profondes des sociétés et de tous les bas-côtés de la vie. Mais souvent – et il y a de belles exceptions, fort heureusement –, les conventions du genre, la nécessité de maintenir un rythme palpitant et le suspense, le fait qu’elle répugne souvent à la digression, cède fréquemment au manichéisme et ne retienne de l’Histoire que ce qui sert l’intrigue, font qu’elle s’accommode trop facilement de stéréotypes, de clichés et d’invraisemblances criantes qui font qu’on la range dans ce qu’on appelle le « second rayon ».

Des travers auxquels échappe en général le roman dit d’aventure.

Avec Point de rupture de Kevin Powers, nous sommes à la fois dans un thriller pur jus, celui qui fait battre notre cœur un peu plus fort au fil des pages que l’on tourne de plus en plus vite pour arriver au plus tôt à la fin du livre, comme s’il s’agissait d’une délivrance, et dans un roman disons plus classique avec une grande densité dans l’écriture comme dans les situations et la description des personnages. Ce qui fait aussi son originalité, c’est que le roman nous entraîne dans un univers que nous connaissons peu et mal, celui des sociétés militaires privées, les SMP, alors qu’elles jouent un rôle de plus en plus prépondérant dans la conduite des guerres d’aujourd’hui.

Point de départ du roman, l’histoire d’Arman Baladjan, un ancien interprète kurde de l’armée américaine en Irak, réfugié aux États-Unis où il occupe le modeste emploi d’agent d’entretien dans un motel de Norfolk, en Virginie, sur la côte Est. L’homme a un passé très douloureux : ayant été témoin par hasard d’une terrible bavure perpétrée par des militaires américains, il a survécu à une tentative d’assassinat, mais sa femme et leur enfant n’ont pas eu cette chance.

Ce terrible destin lui a valu de pouvoir quitter Mossoul, avec l’aide d’officiers américains, et de commencer une nouvelle vie dans un pays dont il ignore tout, avec pour seuls bagages le poids du chagrin et des remords. Mais il n’en a pas fini avec son ancienne vie : la découverte d’un cadavre inconnu sur une plage laisse penser que c’était lui la cible et que des assassins sont toujours à sa recherche.

C’est le lieutenant Catherine Wheel qui est chargée de l’enquête, aidée par son co-équipier, le sergent Lamar Adams. Leurs recherches les emmènent du côté d’une puissante société militaire privée en passe de décrocher un contrat de plusieurs milliards de dollars avec le gouvernement américain. Le sujet étant des plus sensibles, les investigations s’annoncent très difficiles d’autant plus que les policiers doivent en même temps assurer la protection de l’ancien interprète que recherche toujours la même bande de tueurs, tous d’anciens militaires. Le trio sera rejoint par Sally, une journaliste alcoolique sur la corde raide qui travaille discrètement sur le dossier des SMP, ce qui met également sa vie en danger.

On retrouve ici les héros emblématiques des romans noirs américains : l’innocent, le flic et le journaliste, à présent déclinés au féminin pour les deux derniers. Tous ont été bien cabossés par la vie, comme il se doit. Point de rupture n’en est pas moins un grand roman, même si l’histoire par bien des côtés est invraisemblable tant les coïncidences sont nombreuses. Il l’est d’abord par la force de l’écriture de l’auteur et son sens aigu de l’observation qui emportent tout et font que l’on adhère à chacune des péripéties.

Chez Kevin Powers, aucun détail n’est superflu quand bien chaque scène est minutieusement décrite, faisant apparaître une prose poétique sans métaphore et tout en modestie : « Une simple maison blanche se dressait dans la pente au-dessus des champs. Un ruisseau séparait le pâturage en deux et s’enfonçait à travers les arbres dans le flanc de la montagne qui semblait en quelque sorte enlacer la ferme. Des volutes de fumée s’échappaient de la cheminée pour disparaître dans les flocons qui tombaient. Sally gara le pick-up et descendit. Avant de gagner la maison, elle observa les trois chevaux qui piaffaient et tournaient en cercle les uns autour des autres dans le champ voisin. L’un d’entre eux partit au galop, seul, et les deux le suivirent au trot en le regardant botter et renâcler dans les flocons tourbillonnants. »

S’ajoute la description, sans jugement moral, d’une Amérique en panne d’idéal, quasiment à bout de souffle, rompue par l’abus de drogues, d’alcool et le souvenir des mauvaises guerres qu’elle a menées et qui l’ont blessée jusqu’à l’âme. Une Amérique, également, avide… d’avidité.

Comme souvent dans la littérature américaine, quand l’auteur raconte une scène forte, c’est sa vie qui se cache derrière, ce sont ses expériences qui rendent ses phrases puissantes, justes, vivantes. Et quand on sait que l’auteur a été soldat en Irak, on comprend à certaines descriptions qu’elles sont trop précises pour être le fruit de sa seule imagination : « Des montants avaient arrêté la première et la troisième cartouche de Butch. Mais la deuxième avait traversé le placo sans résistance et touché Jimmy au flanc droit, juste à côté de l’aisselle. La cartouche lui était ressortie dans le dos en lui pulvérisant l’omoplate, et les minuscules fragments d’os avaient déchiré les muscles de son épaule. Il tenta de prendre appui sur son bras droit pour se relever, en vain. Une vague noire de douleur le submergea. Il se sentit partir et revenir. Son visage perlait de sueur. Il s’appuya sur son bras gauche pour se relever. Un fragment d’os lui avait entaillé la veine cave. Il se vidait déjà de son sang. Une autre vague, et il s’affala contre le mur. »

« Kevin Power est l’un de nos meilleurs écrivains », reconnaissait dernièrement le New York Times. Aucun doute sur ce point. Sans compter que personne d’autre que lui pouvait écrire, à travers un roman, un tel réquisitoire contre les SMP qu’il a sans doute vus se développer en Irak – on pense à Black Water, de sinistre mémoire. La guerre est déjà une chose trop affreuse pour que des gouvernements par intérêt et cynisme acceptent de la privatiser au profit d’un mercenariat qui voit en elle le meilleur moyen de s’enrichir. Un autre signe que la démocratie en Amérique – et ailleurs – est bien malade.

Point de rupture de Kevin Powers, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aranson, Stock – la cosmopolite, 2024, 412 p.

C’est la grande noblesse de la littérature dite noire que de nous emmener là où la « blanche » se risque plus rarement. Du côté de l’ultra-violence, de la corruption, du meurtre, des trafics, des fractures secrètes et profondes des sociétés et de tous les bas-côtés de la vie. Mais souvent – et il y a de belles exceptions, fort heureusement –, les conventions...
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