Entretiens

La vie sur un fil

La vie sur un fil

© J.-F. Paga

Un petit miracle d’Annie Ferret, éditions Project’îles, 2024, 130 p.

Après un premier roman, Les Hyènes, qui explorait la circulation de la colère dans le corps de plusieurs générations de femmes, le deuxième roman d’Annie Ferret, Un petit miracle, se frotte aux tourments d’un personnage tenu entre culpabilité et désirs de vie. À partir de l’histoire de Juan, le roman dévoile combien les équilibres construits dans une vie peuvent être précaires, et que les fils qui nous raccordent au monde tiennent souvent à « un petit miracle ». Dans ce récit poignant, une mélancolie vagabonde côtoie une poésie baroque  ; pour dire la fugacité des vies, la fragilité des liens et l’errance des humains dans un monde chaotique.

Lorsque le roman s’ouvre, Juan, le personnage principal, se trouve dans un commissariat de police. Arrêté, torturé, il essaie de comprendre ce qui l’a mené là. Le récit déroule alors son histoire, une vie construite dans la quête de liens pour tenter d’échapper à des traumatismes d’enfance et à une tentation dépressive qui s’accroche régulièrement à son corps.

Ces liens précieux, Juan les a construits après des années difficiles marquées par la rupture avec ses parents et une précarité économique. En rencontrant Johanna qui est devenue son épouse, Juan tisse un premier fil salvateur qui se consolide avec la naissance de leur fille Mathilda. L’amitié avec Renato, protectrice et apaisante, apporte aussi sa part de joie et de répit.

Pourtant, le fil va se déliter. Juan perd son travail  ; la honte, la colère refoulée et la culpabilité s’emparent alors de lui. Après de longs mois où il tente de cacher à son épouse son chômage, une lumière apparaît : Juan a une proposition d’emploi. Il doit passer un entretien d’embauche dans une autre ville. Il lui faut prendre l’avion pour se rendre à ce rendez-vous professionnel. Mais, tout au long de son chemin vers l’aéroport, une série d’obstacles vont s’enchaîner et l’empêcher d’atteindre son but… Jusqu’au moment où il se retrouve en prison. Commence alors pour lui une torture morale à l’image des supplices physiques que lui font subir les soldats. Juan essaie de saisir le cheminement qui l’a mené à l’incarcération. Dans l’intimité de son corps, il se sait innocent et pourtant, il sent confusément que, s’il n’est pas coupable des délits qu’on lui assigne, il porte tout de même en lui d’autres culpabilités qui le tourmentent.

Le récit nous mènera alors dans les méandres d’une tragédie d’enfance pour tenter de donner un sens à cette culpabilité première.

L’histoire de Juan est racontée à la deuxième personne du singulier, au « tu », comme si le personnage s’adressait à lui-même, à la part la plus obscurément cachée de son intimité, qui est aussi, peut-être, la part la plus lumineuse de son humanité. Cette forme narrative rappelle le langage des enfants qui, dans leurs premiers âges, se mettent à parler d’eux-mêmes à la deuxième personne du singulier, comme un écho reproduisant la manière dont les autres les désignent. En employant ce tutoiement, Juan rechercherait-il la lumière de la parole première, celle d’avant le langage policé, celle d’avant la violence sociale ? Dans cette adresse au « tu », le lecteur ne peut pourtant s’empêcher d’entendre aussi quelquefois des modalités des verbes « tuer » ou « taire ».

À travers ce choix narratif, c’est bien l’exploration du langage qui apparaît au cœur de ce récit  ; le langage comme enjeu central de nombre de vies blessées. Comment dire ce qui ne peut être raconté ? Comment se défendre dans la carence du verbe ? Que disent les mots, que cachent-ils ?

Dans un monde où la justice est aux mains des puissants, Juan semble être une marionnette, un simple pion comme tous ceux qui ne sont que « des noms, des chiffres, des numéros de comptes bancaires, de simples données, et complètement insignifiantes, au regard des enjeux économiques et des flux financiers brassés… »

Lorsque la parole des faibles ne peut plus faire récit, ce sont leurs corps qui racontent, et leurs courbures, leurs maintiens, leurs tenues disent les luttes qu’ils mènent. Le corps de Juan est ainsi traversé par toutes les oppressions imposées au corps social.

Même si le récit ne nomme jamais les lieux géographiques où se meuvent les personnages, des indices généreux invitent le lecteur à imaginer un pays d’Amérique latine où « les grands-pères, par le passé, avaient combattu côte à côte dans les maquis, pour le changement, disaient-ils, même s’il n’en restait plus trace aujourd’hui ». Une des clés pour comprendre cette histoire est glissée dans la citation d’Eduardo Galeano en exergue du roman : « Le capitalisme central peut s’offrir le luxe de créer ses propres mythes de l’opulence et d’y croire, mais on ne se nourrit pas de mythes, et les pays pauvres, qui constituent le vaste capitalisme périphérique, le savent bien. » Comme l’a fait Galeano dans Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, Ferret, dans Un petit miracle, nous donne à voir, non pas la version officielle de l’histoire, mais celle produite par ses marges.


Un petit miracle d’Annie Ferret, éditions Project’îles, 2024, 130 p.Après un premier roman, Les Hyènes, qui explorait la circulation de la colère dans le corps de plusieurs générations de femmes, le deuxième roman d’Annie Ferret, Un petit miracle, se frotte aux tourments d’un personnage tenu entre culpabilité et désirs de vie. À partir de l’histoire de Juan, le roman dévoile...
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