
abbour avait la maigreur de certains hommes du Nord taisant leur force d’âme derrière une silhouette frêle. Allure dégingandée et désinvolte, faussement nonchalante, chapeau Fedora crânement posé sur le crâne et coquetterie du nœud pap fantaisie, le provincial ancré dans son terreau natal affectait des airs de dandy urbain.
Farès quant à lui, n’avait rien d’aérien. Malicieux comme le sont souvent les hommes de petite taille, le regard acéré observant impitoyablement les moindres faiblesses de ses contemporains, son œil allumé à la recherche d’un nouveau trait d’esprit plus mordant que le précédent, ce possesseur jaloux d’œuvres d’art singulières, à son image, collectionneur de chouettes, symboles de sagesse et de philosophie, cet amoureux du beau sous toutes ses formes, s’habillait et se chaussait avec le plus grand soin dans les plus belles marques.
Curieux, à y penser, pour ces deux intellectuels de gauche, thésards formés dans les vents libertaires de mai 68, professeurs à l’Université Libanaise dans les sections de leur patelin d’origine, discutant souvent de manière tout à fait anodine, entre dessert et café, à Zgharta ou à Zahlé, de rien moins que Nietzsche, Heidegger ou Derrida, que cette obsession commune pour l’élégance vestimentaire et le style.
Ce n’est pas là le moindre paradoxe de ces deux amis, riches de leur enracinement solide dans les terres hivernales de leur enfance où le froid aurait pu engourdir la pensée – la montagne du Nord pour l’un, la plaine de la Békaa pour l’autre –, mais aussi d’une certaine forme d’émerveillement pour « Les Lumières de la ville ». Les plaisirs de Beyrouth, de son poisson frais introuvable quand on habite loin, à ses plats élaborés qui ne sont guère des mezzés, jusqu’à ses femmes gaies, libres et légères, ni graves, ni vertueuses comme celles qui vivent dans des localités plus lointaines, voilà ce qui fascine et unit aussi, en réalité, nos deux compères. En goguette hebdomadaire, ils « descendent » à Beyrouth qu’il pleuve, vente ou neige. Là, dans les librairies de la ville ou dans les cercles cosmopolites de la culture, ils dévorent les nouvelles parutions, hantent les galeries d’art et les antiquaires, débattent avec leurs amis d’antan et de toujours, fréquentent les cercles de journalistes à la recherche d’informations inédites et d’analyses improbables, et participent activement aux conférences, débats et polémiques du jour.
Puis, place aux nourritures terrestres, aux bons vins et autres plaisirs du palais, sous la férule éclairée de leur ami décalé et disruptif, esthète exigeant et raffiné, Salim Mouzannar. Dans sa belle demeure traditionnelle revisitée ou sur les meilleures tables de Beyrouth, avec Antoine, Chibli, Michael et les autres, les amis discutent durant des heures, polémiquent, mêlant jeux de mots, saillies ironiques, citations célèbres ou connues d’eux seuls, pointes assassines et narrations délirantes de hauts faits de personnages historiques ou d’illustres inconnus, braves compatriotes de Zgharta ou de Zahlé !
C’est cependant de retour dans leur fief, dans le calme retrouvé de leur intérieur traditionnel, entourés d’épouses aimantes et attentionnées, ne se revendiquant nullement du MLF et qui les maternent presque, que Jabbour et Farès écrivent.
Jabbour, nourri de tout ce qu’il a vu et attentivement observé, dessine les personnages de son nouveau roman. Passant du massacre tabou glaçant de Miziara dans La Pluie de juin, à la fresque d’une famille de notables sur le déclin dans Rose Fountain Motel, il s’essaie même, dans Le Roi des Indes, à un nouveau genre, le polar, avec pour particularité rageante que l’énigme ne sera jamais élucidée ! Sa plume se fait parfois noire pour décrire dans Il y a du poison dans l’air non seulement l’explosion du 4 août qui a ravagé Beyrouth et fauché des vies innocentes, mais aussi, comme le dit Antoine Courban, « la noirceur de charbon de l’existence humaine… la noirceur mélancolique, condition de vie de l’homme ». Plus déchirant encore, le premier ouvrage de Jabbour aurait aussi pu être son dernier, ou en quelque sorte son testament littéraire, puisqu’il porte le titre de La Mort parmi les siens est sommeil, un vieux dicton populaire souvent cité par la mère de l’auteur. En effet, selon son frère, Antoine Douaihy, « rien ne ressemble plus à ce titre que la paisible et mystique disparition de Jabbour, en un temps estival, calme et doux, dans sa maison d’Ehden, entouré des siens ».
Si Jabbour est un écrivain prolifique, publié et traduit dans de nombreuses langues, finaliste et titulaire de plusieurs prix littéraires, s’occupant activement de la diffusion de son œuvre, de sa notoriété et de sa réception par le grand public, les critiques littéraires et les autres auteurs, Sassine, lui, plus exigeant encore envers lui-même qu’envers les autres, se fait beaucoup plus discret. Et ce n’est que post mortem que ses écrits, regroupant ses conférences, études et entretiens, rassemblés par ses proches, seront exhumés et publiés par L’Orient des Livres. Sans que l’on puisse savoir si cette initiative, même gratifiante, aurait eu l’heur de lui plaire…
Ainsi, aussi complices et semblables qu’ils puissent nous apparaître, Jabbour et Farès sont, en réalité, sur un plan littéraire, on ne peut plus dissemblables. Si Jabbour est avant tout un créateur de personnages, de décors et de trames narratives, le metteur en scène de nos vies, « le peintre d’une société », comme l’écrit le Nahar, Farès, lui, est essentiellement un critique des œuvres du paysage littéraire du Liban, mais aussi du monde, et par là et surtout, un critique des auteurs ou des « littérateurs », selon les cas.
Et quel critique ! Farès (A)Ssassin comme l’appelaient avec humour ceux qui redoutaient ses saillies mordantes, était notre Angelo Rinaldi à nous, ce critique littéraire du Nouvel Observateur à la plume féroce qu’il admirait d’ailleurs, considéré comme « l’arme de destruction massive des fausses idoles » et redouté du Tout-Paris culturel. Il partageait d’ailleurs avec Rinaldi une connaissance pointilleuse de la langue française qu’il maniait avec une élégance raffinée, dans un style complexe, voire parfois abscons, surtout dans ses écrits philosophiques. Il partageait aussi avec son homologue français une approche impitoyable des travers et des tics littéraires des auteurs qui étaient ses contemporains, même si on a pu observer, durant les dernières années de sa vie, un certain radoucissement, une forme de sagesse philosophique détachée à l’égard de leurs faiblesses…
L’un construit, l’autre déconstruit. Le premier, Jabbour, est dans une démarche d’édification, de construction d’histoires, vraies ou fausses, mi-vraies, mi-fausses, ni réelles, ni mythiques. Le second, Farès, est dans une entreprise de démystification, de déconstruction à la Derrida, voire de déboulonnement des statues consacrées et réputées intouchables. Cela explique beaucoup de choses : que Jabbour publie abondamment ses œuvres et que Farès les taise au vu de leur caractère explosif, sauf les portraits et les hommages à ses vrais amis, ou aux – rares – penseurs ou grands hommes de la nation qu’il admirait, tels Dominique Chevallier, Camille Aboussouan ou Pharès Zoghbi, ou, plus proches de lui encore, Ghassan Tuéni, Fouad Boutros et Samir Frangié. C’est cependant, à notre sens, dans l’hommage rendu à Samir Kassir, superbement intitulé « Le Guépard et les Parrains » et sous-titré « Au-delà de l’amitié », dans lequel il qualifie son jeune ami d’ « éternel garçon venu des belles marges et attiré par les lignes périlleuses » que Farès donne le meilleur de son art de portraitiste. Dans ce même article, il confesse d’ailleurs humblement une dette personnelle à l’égard de son benjamin : celle « d’avoir échappé au foudroiement d’un sacré jeté sur l’écriture ». Sassine fait ici allusion à l’aventure de L’Orient-Express dans laquelle Samir embarqua ses aînés intellos de gauche des années 70 « sollicitant sans gêner, à bonne distance, tout d’invention, de chaleur et d’exigence ».
Jabbour, humble à l’orée de sa carrière littéraire, serait-il plus aventureux ? N’ayant pas grand-chose à perdre, avait-t-il pris la décision téméraire de se jeter à l’eau, de plonger, yeux fermés, dans la mer houleuse de la création littéraire ? Farès, un philosophe, formé au doute, plus précautionneux parce que précédé de sa lourde réputation de défaiseur de mythes intellectuels, aurait-il, pour reprendre la belle expression de Gibran, « comme la rivière, tremblé de peur avant d’entrer dans la mer », réservant, en dernière instance, à sa seule intimité ses plus belles pages et ses poèmes secrets ? Était-il, au-delà de sa verve apparente, de sa faconde et de sa voix haut perchée à la tonalité inimitable, au fond, un timide, un modeste, un tendre ?
On peut le penser. Un seul exemple suffit : Sassine, malgré le prestige intellectuel du privilège dont il a bénéficié, ne fera jamais étalage de l’entretien unique que lui accordera le philosophe Michel Foucault en 1979. Resté longtemps inédit, le texte de celui-ci ne sera publié qu’en 2013 dans la revue lyonnaise Rodéo, pour reparaître en 2014 dans la revue beyrouthine Kalamon, dans une belle traduction arabe de son ami Ahmad Beydoun.
Pourtant, pour ceux qui les connaissaient bien et dont ils étaient les amis, il était clair que, dans le duo, c’était à Farès que revenait le premier rôle. Ce n’était peut-être pas lui qui l’imposait, mais Douaihy qui, en bon observateur, se tenait volontairement en retrait. Et on voyait parfois luire dans l’œil étonnamment bleu de Jabbour une admiration teintée de stupéfaction devant l’audace des propos mordants de son ami à l’égard d’un tiers, souvent présent !
La dernière image que l’on peut garder de ces deux compères, larrons en foire et en goguette, c’est celle de leur dernière virée en Sicile. Jamais un lieu n’aura mieux symbolisé les liens d’amitié, de rivalité, d’affection et d’admiration tacite qui existaient à l’intérieur de ce duo improbable.
Attablés autour de tables généreuses dans des villes mafieuses, protégés du soleil écrasant par des panamas de parrains, tenant des propos mystérieux compris d’eux seuls afin de ne pas trahir la loi de l’omerta, se trouvaient-ils à Palerme, sur les rives riantes du Berdawni ou sur celles du fleuve de Rayya el-Nahr ?
Ou peut-être refaisant le monde et dissertant pour l’éternité sur le Styx, vivant fleuve antique des morts que les âmes errantes traversent à bord de la barque de Charon, le fils de la Nuit ?