« Al-Nabatiyeh hayth nabatat el-ma’. » J’entends encore ta voix prononcer cette phrase. À Nabatiyé, au centre de la maison que tu as construite, il y a une fontaine d’où l’eau jaillissait.
Tout dans cette maison m’habite : les dalles en pierres rectangulaires au sol, mon premier terrain de jeu. Avec Ali, on les imaginait en écailles qu’il fallait traverser sans réveiller le crocodile qui dort, ou le rose-rouge frappant des pétunias qui couvraient nos petits corps s’amusant à se cacher. Le jasmin sauvage, envahissant les murs sans permission, tombant en arc jusqu’au bord des petits bancs de bois…
La maison de Nabatiyé est un sanctuaire où tout se déroule de façon ponctuelle et synchronisée : le vent qui se glisse entre les larges feuilles de palmier au moment précis de l’appel à la prière, les notes feutrées du camion de glace qui passe vers les cinq heures de l’après-midi, ou le cheval gris qui surgit comme une apparition dans la petite allée parallèle à la maison. Des images originelles, suspendues, qui ont marqué mon corps et ma mémoire. Grâce à toi, nous étions à la pointe du pays et au centre du monde.
Mais rien ne bat, entre toutes ces images, l’odeur du « jeij » (cette man’ouché du Sud avec du sésame noir) chaud le matin et le bruit des chaises en plastique que Téta installait près de la fontaine, où tu nous attendais au réveil. Comme le soleil, tu étais toujours le premier levé, avec la vieille radio argentée collée à ton oreille. Celle que tu n’as jamais voulu changer, et qui tenait grâce à un scotch noir. Tout m’habite comme une seconde peau. Tu es pour moi l’origine.
Voilà une semaine que tu es parti. Depuis, je ressens une forêt sans fond qui se creuse à l’intérieur de moi, et dans laquelle je tente de ramasser des morceaux de toi. Je garde de toi cet amour de la terre que tu m’as transmis sans aucun discours. Toi, la figure témoin de l’histoire. Je garde de toi l’amour farouche du Sud indépendant et résistant, celui qui coule dans le sang, celui qui ne s’explique pas. Je garde de toi ta façon de dévorer les grenadines. Je garde de toi l’épopée, celle de ton père parti de Nabatiyé au Mexique très jeune, caché dans le ventre d’un bateau, de son destin croisé avec Zapata que tu m’as conté avec tant de fierté, de son retour en Ulysse à Nabatiyé, qui dépasse pour moi toute fiction. C’est d’ailleurs dans ton sanctuaire à la pointe du monde que tu m’as permis de créer ma première pièce de théâtre, continuant à cultiver ce que tu as fait naître chez moi : l’amour des histoires. Comment faire perdurer les monuments que tu as laissés ?
Il y avait, près de la fontaine de ta maison d’où l’eau jaillit, une petite fille aux lunettes rondes qui t’appelait « Baba », plutôt silencieuse, souvent pieds nus et livre à la main, qui t’admirait infiniment, et à qui tu répétais sans cesse que le livre est son plus fidèle ami. Elle trouvera toujours dans tes histoires un souvenir chaud où s’abriter.
Il y a aussi, à l’entrée du cimetière du jardin de Nabatiyé, un autel en pierres blanches. J’aime imaginer que sous ce cimetière se cachent peut-être les dédales souterrains de la route empruntée par le Christ, celle qui reliait Galilée à Sidon. Pour toi, j’aimerais parsemer ce chemin de ces éternelles fleurs en plastique que l’on trouve sur les portraits des martyrs près de la petite mosquée. Ces fleurs de Nabatiyé, qui ressemblent à des décors de films, saturées et généreuses, à l’opposé de la fausse élégance et la finesse prétentieuse que l’on pourrait trouver chez une fleur solitaire qui se distingue par sa singularité. On pourrait dire : « Comme elle est jolie, cette fleur. » Mais devant les fleurs de Nabatiyé, on ne dit rien, on se tait, car ce sont elles qui nous accueillent, nous ne sommes que figurants dans le ventre d’une mère qui nous écrit.
Tamara SAADE
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