
Dessin The Art of boo
Prenons une vidéo de mariage qui se joue à l’envers. Un couple heureux célèbre son divorce en présence de leurs proches. Une dernière danse, un gâteau, les jeunes mariés échangent leurs alliances. Pour la scène finale, les convives se séparent dans des convois de célébration.
Cette scène, son absurdité comique, est l’allégorie de la crise libanaise qui sévit depuis plusieurs années : le pays s’est effondré, rompant de manière brutale avec le monde d’avant, déclenchant une spirale sans fin vers toujours plus de noirceur. Dans ce paysage apocalyptique, certains d’entre nous ont malgré tout réussi, avec un sens de l’humour corrosif, à glorifier la tragédie et à applaudir ce divorce avec la réalité. Une disposition au cynisme qui a fait notre réputation à l’international et forgé le mythe de la fameuse « résilience » libanaise.
J’ai longtemps apprécié cette qualité. Depuis mon déménagement en Allemagne, à l’été 2021, je m’interroge néanmoins sur notre propension permanente à rire de nos malheurs. La distance géographique m’a offert une nouvelle perspective, et du recul, sur la société libanaise et le rôle qui est le mien. La grisaille persistante de Berlin, parce qu’elle invite à revisiter notre rapport à l’humour, a également refroidi mes ardeurs.
Une de mes premières interactions berlinoises a été avec un habitant qui m’a demandé d’où je venais. En entendant ma réponse, il m’a questionné : « Comment ça se passe à Beyrouth en ce moment ? » J’ai répondu d’un ton enjoué : « Super, la ville est en plein essor ! » Pas un seul muscle n’a bougé sur le visage de mon interlocuteur. Ma tentative pour injecter une dose d’humour a été un échec sans appel. Je pensais pourtant que c’était une bonne blague. Mais l’incident m’a ouvert les yeux. J’ai pris la mesure de l’amertume qui se cachait derrière mon envie de rire. Pour mieux m’intégrer dans mon nouveau pays d’accueil, j’ai renoncé à ces traits d’humour grinçants.
J’ai aussi essayé de nous comprendre. Les crises successives qui ont envahi la vie des Libanais au fil des décennies ont créé un sentiment d’impuissance. Elles ont donné naissance à une forme d’humour particulièrement sombre et cynique. Des études psychologiques suggèrent que les personnes ayant subi un traumatisme important développent souvent une préférence pour l’humour noir comme stratégie d’adaptation afin de gérer leur souffrance émotionnelle et de donner sens à ce qu’elles vivent. Cela permet d’exprimer une palette d’émotions, de reprendre contrôle sur le réel et de créer une forme de connexion aux autres. Des mécanismes de survie essentiels lorsqu’on est confronté au deuil, à l’anxiété ou à d’autres émotions dévastatrices.
Le degré de noirceur est généralement proportionnel à la gravité du traumatisme dont il découle. Pour comprendre l’humour libanais, il suffit de passer en revue la longue liste des événements que nous avons endurés ces dernières décennies. Quinze années de guerre civile, des occupations étrangères, des enlèvements à répétition, une violence politique omniprésente, une crise financière qui a emporté les économies d’une vie, la pandémie et la plus grande explosion non nucléaire de l’histoire contemporaine… le tout magnifiquement enveloppé d’une épaisse couche d’injustice et d’irresponsabilité.
Je comprends notre besoin de nous accrocher au potentiel comique à l’intérieur de chaque drame. Mais quelque chose m’interroge : pourquoi sommes-nous incapables de réagir autrement que par l’humour ? L’histoire montre qu’en période de crise grave, nous sommes prompts à formuler les meilleures blagues, mais très lents à mettre en œuvre des solutions pratiques. Peut-être est-ce par impuissance, par manque d’intérêt ou par simple paresse. Mais cela soulève une question. L’humour est-il un mécanisme de guérison, ou bien sert-il de distraction, freinant l’émergence de tout changement ? En tant que dessinateur, serais-je moi aussi complice de ce cycle toxique ?
Je n’ai rien contre notre penchant collectif pour l’humour. Je le perçois même comme un ultime rempart contre le chaos total. Ce qui me préoccupe en revanche, c’est notre incapacité collective à aller au-delà du rire. Je crains que nous ne soyons en train de succomber au désespoir. Un personnage fou qui s’accroche au rire comme à une bouée de sauvetage face au déchaînement extérieur. Un spectacle de plus en plus angoissant.
Français mais passionné par le Liban je me suis toujours demandé, et je me demande encore : qu'est-ce être libanais !
15 h 29, le 03 août 2024