Critiques littéraires Romans

Paradoxe des peines

Paradoxe des peines

D.R.

Annie Lulu est une passeuse : née à Iasi de père congolais et de mère roumaine, vivant à Paris depuis son enfance, elle avait raconté une histoire improbable : La Mer noire dans les grands lacs, primée plusieurs fois pour la force de son écriture, la justesse du ton et le caractère intense de la fiction. Peine des faunes prolonge cette quête des origines du mal qui constituait le soubassement du premier roman. Placé sous l’égide de Benjamin Fondane, dont on rappelle ici les lumineuses analyses des derniers poèmes par Jad Hatem, et de paroles de l’Ecclésiaste qui proclament la proximité de l’animal et de l’homme, le roman raconte le devenir d’une lignée de femmes entre 1986 et 2047, en mouvement d’Arusha en Tanzanie jusqu’aux environs d’Edimbourg en Écosse. Peine des faunes s’inscrit radicalement dans la résistance à la violence multiforme, certes, mais d’abord contre les femmes et contre les animaux.

Au départ, cette société des femmes entretient le lien à des origines improbables et en même temps, elles veillent sur la présence de la vie, attentives aux signes devenus invisibles au commun. Certaines de ces femmes ont en elles une lumière qui leur vient du fond des temps les plus reculés, perceptible dans leur regard depuis la naissance. Mais à certains moments, l’intensité de cet éclat est moindre, jusqu’à s’évanouir. La tâche est alors de parvenir à rehausser cette lueur, qui donne sens à la présence de chacune au monde. Ce qui fait disparaître cet éclat est d’abord la consommation de la chair des bêtes. Revient ce leitmotiv avec insistance, prononcé par la mère Nyanya à sa fille Margaret, qui ne comprend pas : « Je suis mère, je ne mange pas ce qui a une mère. Et mon père et ma mère, ce sont eux qui me l’ont enseigné. C’est ça, ma tradition. » La maîtrise de la modernité est dans cette affirmation, il faut y prendre garde : dans la révérence à la nature et dans les êtres qui l’habitent. C’est le point de départ, que la fin du roman vient terriblement nuancer.

Margaret épouse Samuel, sur l’injonction de son père, alors que fiancée à Jay, elle est enceinte de lui. Lorsqu’il apprend plus tard que sa première fille, Jina, n’est pas de lui, Samuel frappe son épouse, la défigurant. Il la bat et la viole régulièrement, ne s’attachant qu’à Viviane, la cadette. Margaret parvient à s’enfuir avec ses deux filles. À Paris, elle trouve de l’aide, parvient à s’installer.

Mais Samuel reparaît, et il tue Margaret. Annie Lulu démonte dans le détail la machine infernale qui amène l’homme à commettre le féminicide, au terme d’une raison autorisée par sa culture familiale. Car Samuel n’est pas un rustre : il a fait ses études universitaires en Grande-Bretagne, et il sait qu’il a commis un meurtre condamné par la justice européenne. Son acte est une variante du crime d’honneur, et il reproche même à la justice française de ne plus comprendre le sens de ce mot, honneur.

Samuel est condamné à perpétuité. Les filles, vivant alors avec leur grand-mère Nyanya, tentent de reconstruire leur présence au monde, mais on sait que ce ne sont que des mots, et que ce relèvement s’accomplit d’abord par la parole et par la culture. Par l’amour aussi, celui de leur grand-mère, et celui de leur chien, Kitso. C’est par la rencontre des bêtes, c’est-à-dire les faunes, que les choses changent peu à peu.

Mais alors que le monde se défait, sur le plan à la fois géographique, social, secoué de crises politiques et économiques, les bêtes sont désorientées, parce que c’est la terre elle-même qui est en panique, abîmée par le réchauffement climatique. Les eaux montent, les populations cherchent à survivre à cette apocalypse, les riches élèvent des murs. C’est le temps de la Peine des faunes.

Le roman d’Annie Lulu possède cette qualité essentielle dans un sujet aussi nettement politique qui est d’émouvoir son lecteur, sans l’engluer dans les bons sentiments, de lui permettre de penser, et souvent contre ce qu’il croit. En cela surtout, cette écrivaine est une passeuse de vie, d’intelligence et de grâce.

Peine des faunes d’Annie Lulu, Julliard, 2022, 320 p.

Annie Lulu est une passeuse : née à Iasi de père congolais et de mère roumaine, vivant à Paris depuis son enfance, elle avait raconté une histoire improbable : La Mer noire dans les grands lacs, primée plusieurs fois pour la force de son écriture, la justesse du ton et le caractère intense de la fiction. Peine des faunes prolonge cette quête des origines du mal qui constituait...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut