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Culture - Portrait

France et Claude Lemand : de la passion des arts à la Légion d’honneur

Le vendredi 5 avril, s’est tenue à l’Institut du monde arabe à Paris la remise de la Légion d’honneur à France et Claude Lemand. L’occasion de revenir sur une trajectoire de vie marquée par la guerre, la quête artistique et la générosité.

France et Claude Lemand : de la passion des arts à la Légion d’honneur

Jack Lang remettant la Légion d'honneur à Claude et France Lemand, à l'Institut du monde arabe, à Paris. Photo DR

La donation Claude et France Lemand à l’IMA a marqué l’histoire de l’institution en 2018, qui a reçu plus de 1 900 œuvres d’art moderne et contemporain, en grande partie réalisées par des artistes du monde arabe. Les créations de Chafic Abboud, Etel Adnan, Mazen Kerbage, Paul Guiragossian et bien d’autres ont enrichi le corpus du musée. Claude Lemand avait d’emblée fait savoir qu’il acceptait la Légion d’honneur, à condition qu’elle soit également attribuée à son épouse. « Notre donation nous concerne tous les deux, si France n’a jamais travaillé avec moi à la galerie, elle est présente et participe aux acquisitions, même si elle n’aime pas intervenir publiquement. »

Selon l’ancien rédacteur en chef de la revue Art Absolument, Tom Laurent, le galeriste a des qualités notables de collectionneur, ce qui se manifeste par un art aiguisé pour construire des ensembles. « Claude peut composer des corpus autour de thématiques précises, comme le Portrait de l’Oiseau-Qui-N’existe-Pas, ou bien liés à un genre, comme le tondo. La fidélité qui le caractérise fait que les œuvres de ses artistes se retrouvent aussi bien dans sa galerie que dans sa collection », souligne Laurent.

C’est à partir de 1981, en Égypte, que les époux ont entamé leur collection : ils font le choix d’artistes modernes et contemporains du monde arabe, quand peu de critiques et de professionnels d’Occident s’intéressent à cette création en train de s’affirmer. « Il s’est intéressé tôt à des œuvres peu connues en France, les grands abstraits comme Melehi, Abboud, Belkahia, Fatima el-Hajj. Ce qui est remarquable, c’est sa manière de transformer les catastrophes de manière positive, et d’avoir réagi à l’incendie de Notre-Dame ou à l’explosion au port de Beyrouth en répondant par l’art, par un appel aux artistes. Pour lui, l’art est une façon de refaire humanité, avec une approche malrucienne dans sa façon de travailler avec les artistes et les institutions », ajoute Tom Laurent. Lors de l’explosion du 4 août, la scène artistique libanaise a également pu compter sur le soutien de Claude et France Lemand, avec entre autres une grande exposition, Lumières du Liban, à l'IMA.

Claude Lemand dédie sa Légion d’honneur « aux 162 artistes de notre donation au musée de l’IMA" . Photo DR

« C'est la mission de ma vie de soutenir les artistes. Depuis que je suis dans le milieu, j'ai travaillé avec trois générations d'artistes, j’essaye d’être à leurs côtés et d’accompagner leur créativité. La création artistique est ce que l’humanité a produit de mieux depuis ses origines. L’instinct de mort et de destruction semble inscrit dans nos gènes, mais les artistes sont l’exception qui font honneur à notre humanité, ils lui permettent de se dépasser et lui donnent du sens », ajoute le galeriste, qui est aussi mécène pour de nombreux artistes, comme la peintre et sculptrice Sara Abou Mrad. Lauréate de plusieurs prix dont le concours Appel aux jeunes artistes du Liban lancé par Jack Lang et Claude Lemand après les explosions du 4 août, elle en témoigne volontiers. « Claude m’a parrainée, et représente mon travail dans sa galerie. Notre collaboration est très structurée, il accompagne ma carrière artistique et m’a introduite sur le marché européen. Pour lui, chaque détail compte, il s’intéresse aux artistes, à leur univers : nous sommes comme ses enfants. Sa générosité est immense, et il donne avec humilité. »

La vivacité de cet élan positif, Claude Lemand en a pris conscience lors de son enlèvement au début de la guerre civile au Liban. « En cas de choc très fort, je réagis sur le moment de manière constructive. Alors que mes ravisseurs armés me menaçaient, je n’ai pas arrêté d’essayer de négocier et de communiquer avec eux, afin de ne pas être tué. La dépression est venue plus tard, et c’est à l’aide d’une psychanalyse que j’ai pu me départir de mes cauchemars », admet l’amateur d’art d’une voix voilée.

Les pins de Beit-Mery et la vue sur la mer

Les échanges avec Claude Lemand sont chaleureux, riches et érudits ; leur progression est arborescente. Docteur en littérature comparée, son approche de l’art est à la fois sensible et analytique. « Il a une manière de s’intéresser à l’art et à la peinture qui épouse un prisme encyclopédique, et la mise en perspective historique est essentielle à ses yeux. Ce désir l’amène à aller chercher des artistes qu’on n’attendrait pas forcément », constate Tom Laurent.

Sur le point de recevoir la Légion d’honneur, c’est à ses quatre grands-parents qu’il souhaite la dédier. « Ils sont tous les quatre morts de faim pendant la Première Guerre mondiale, les uns étaient syriens, les autres libanais. Je n’ai découvert la cause de leur mort que récemment, lorsque je me suis documenté sur cette sombre période historique, marquée par la répression de l’armée ottomane sur terre et par le blocus des marines britannique et française, par la sécheresse et l’invasion des sauterelles », confie Claude Lemand, dont l’érudition fuse au fil de la discussion. Il évoque Gibran et son texte publié en arabe, Mon peuple meurt de faim, puis les bateaux qu’il a fait affréter à Alexandrie pour lutter contre la famine. Et de mentionner sa rencontre avec des pères jésuites qui avaient organisé une exposition sur ce sujet en 2018, au Liban, puis à Paris. « Ces recherches, je les ai approfondies alors que mon sujet de départ concernait plutôt l’activité artistique florissante dès le 17e siècle à Alep, Damas et Jérusalem », précise Lemand, qui évoque ensuite l’émir Abdel Kader, la fondation du journal al-Ahram, puis la connivence entre Youssef Hoyek et Gibran au début du siècle, à Paris.

Claude Lemand entouré d'amis artistes. Photo DR

C’est aussi à sa mère que Claude Lemand souhaite dédier sa Légion d’honneur. « Elle a enchanté mon enfance par ses récits. Elle était très cultivée, et connaissait aussi bien la littérature orientale qu’occidentale, car elle avait été recueillie dans le couvent de Saidnaya. Elle nous a encouragés comme elle a pu à faire des études. Je crois qu’elle m’a aussi transmis un certain sens esthétique des rites grecs-orthodoxes, j’ai été sensible très tôt à la beauté de l’art byzantin, ses icônes, sa liturgie », ajoute-t-il, tout en précisant qu’un autre moment essentiel dans son parcours a eu lieu à Dar al-Fan, fondé par Jeanine Rubeiz dans les années 60. « J’y ai découvert la peinture de Chafic Abboud en 1969 et son exposition, La Fille Lumière. Jusque-là, on exposait surtout des artistes occidentaux. A cette époque, Beyrouth était un carrefour culturel, Adonis avait fondé la revue Chi’r, nous étions des nationalistes enracinés, tout en étant universalistes. Notre nationalisme était légitime, car il n’y avait pas de véritable nation dans notre pays. A Paris, dans les années 90, Chafic Abboud m’a proposé d’être son galeriste. J’étais tellement heureux, cela m’avait réconcilié avec le Liban et je chantais en faisant ses accrochages. Un jour, il m’a dit que cela avait eu le même effet sur lui », se souvient le galeriste avec émotion.

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Lorsque Claude Lemand termine son doctorat en France en 1974, il retourne au Liban pour enseigner à l’université. « Comme d’autres jeunes de ma génération, j’avais l’illusion que les Libanais pourraient développer des liens fraternels, or les mafias qui se disent confessionnelles avaient déjà le pouvoir. Au fond, elles s’entendent très bien entre elles, en feignant de protéger leurs communautés, tout en se vendant aux puissances internationales et régionales », déplore Lemand.

Enfin, il souhaite dédier sa Légion d’honneur « aux 162 artistes de notre donation au musée de l’IMA. Parmi eux, un tiers est libanais, mais il y a aussi une trentaine d’artistes internationaux parisiens qui viennent des quatre coins du monde, et beaucoup de femmes », insiste le mécène, qui a invité à la cérémonie des artistes, des collectionneurs, mais aussi des historiens de l’art. « Cette collection et cette donation ont donné un sens à notre vie ; dans notre parcours chaotique, l’art est devenu un instrument de réalisation de soi, de beauté. Notre mission est de montrer la face lumineuse de l’humanité », conclut Lemand, qui travaille actuellement à la préparation d’une grande exposition sur Chafic Abboud à l’IMA en 2025. Il est également en contact avec des institutions libanaises pour fêter le centenaire de la naissance du peintre libanais, en 2026. Après une vie entière au contact des œuvres d’art, Claude Lemand reconnaît avec émotion que son souvenir le plus beau, c’est la Méditerranée et Beyrouth, depuis la forêt de pins de Beit-Mery.

La donation Claude et France Lemand à l’IMA a marqué l’histoire de l’institution en 2018, qui a reçu plus de 1 900 œuvres d’art moderne et contemporain, en grande partie réalisées par des artistes du monde arabe. Les créations de Chafic Abboud, Etel Adnan, Mazen Kerbage, Paul Guiragossian et bien d’autres ont enrichi le corpus du musée. Claude Lemand avait d’emblée fait...

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