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La guerre, du romantisme à la fin de la subjectivité

La guerre, du romantisme à la fin de la subjectivité

D.R.

Habituellement, ce sont les reporters, ensuite, certains historiens, parfois des humanitaires et des militaires, qui racontent les motivations des hommes et des femmes partant en guerre. Même si c’est un sujet d’études parfait pour eux, les sociologues travaillent en général à distance et ne la voient pas à hauteur d’homme. Quant aux anthropologues et ethnologues, ils sont largement invisibles sur un sujet qui est pourtant riche d’enseignements.

Aussi, les voyages d’un jeune ethnographe sur les fronts syriens et ukrainiens sont-ils – si l’on ose dire – une véritable aubaine. Ils vont permettre un autre regard sur cette expérience existentielle qui, certes, a déjà été documentée mais qui, par bien des aspects, continue à nous échapper. Car, s’il est (relativement) facile de décrire combien et comment la guerre et ses horreurs transforment le monde et ceux qui l’habitent, il l’est beaucoup moins « de tenter de comprendre de quoi est faite cette attirance macabre, cette fascination devant la capacité des hommes à s’anéantir ».

Roman Huët s’y applique en s’immergeant dans des groupes de combattants ou de volontaires en Syrie (2012-2018) et en Ukraine (2022-2023), cherchant à appréhender comment des individus ordinaires, c’est-à-dire non préparés au combat, acceptent de tuer et de mourir pour des raisons politiques. Il s’est donc glissé au plus près d’eux afin d’essayer de saisir leur vie quotidienne, leur vécu intime, leurs passions, leurs déterminations, parfois leurs hésitations ou leurs renoncements.

Il le fait lors de périples d’autant plus dangereux que le jeune chercheur n’a aucune expérience du terrain, qu’il ne parle ni l’arabe ni l’ukrainien, qu’il est largement désargenté et qu’il travaille, du moins à ses débuts, sans le soutien d’aucune institution. Soit une belle leçon de courage, en rupture avec le monde de la recherche le plus souvent frileux quand il s’agit d’aborder un tel sujet. « Je ne suis gagné par aucun romantisme et n’ai jamais pensé que la guerre était une affaire respectable ou souhaitable, écrit-il pour expliquer sa démarche. Cependant, elle dit beaucoup sur les élans des hommes, sur leurs rapports brisés au monde et sur leurs capacités à renoncer à la passivité jusque dans les situations les plus inextricables. »

La guerre en tête est donc à la fois un carnet de guerre, un recueil de témoignages de combattants et un essai qui donne la part belle aux citations d’écrivains, Albert Camus et l’écrivain allemand Ernst Jünger en particulier, et de spécialistes ayant travaillé sur les conflits. L’ethnologue reste modeste  ; il ne cache pas ses peurs et fait part de ses questions sans réponse : « Il n’est pas simple d’endosser le regard de l’ethnographe dans un paysage apocalyptique et irréel. Souvent, en tant qu’enquêteur, j’ai le sentiment décourageant de ne rien comprendre, c’est-à-dire d’observer ces hommes s’agiter obstinément sans comprendre précisément ce qu’ils font (…) J’ai l’impression de ne voir que les fragments et non les racines des choses, même si, au fur et à mesure de mes séjours sur des théâtres de guerre, mon regard est plus net qu’auparavant. »

Le livre, qui souffre beaucoup d’être mal édité, est aussi un bel exercice de sincérité. « Toutes ces ambivalences de la guerre s’entremêlent en moi, l’espoir et le refus du monde, la beauté des corps qui affrontent le réel et l’horreur de la compilation des cadavres, reconnaît-il. Cette expérience ouvre à la fois à une relation au monde vibrante et désolante. »

S’il faut retenir une constance dans les nombreux témoignages qu’il a recueillis, c’est l’ambivalence de la guerre. Elle cause des ravages, oui, évidemment. Mais, avant de traumatiser les hommes et de les faire passer par les portes du désespoir, de la haine, voire du néant, elle « commence par les enchanter, par captiver leur sens, par gonfler leurs espoirs avant de les lasser puis de les enfermer dans un monde clos, rempli de désespoir et de haine ». Séductrice, donc, exaltante, tout autant, et, bien sûr, prometteuse, elle attire comme un aimant. Pire encore, elle produit de l’ivresse. « Mais la présence tant désirée sur le front a une contrepartie : elle conduit au cœur des ténèbres, là où s’exercent les violences les plus crues et les dangers les plus immédiats », note-t-il.

En même temps, la guerre se dévoile comme une promesse, du moins au début des conflits. « Je me vois dans quelques années, sur les collines surplombant Alep, contempler la ville tranquille, regarder les jolies filles, et me réjouir de ces jours paisibles. On aura gagné la paix et la liberté », imagine un combattant d’Azzaz, près de la frontière turque.

Un autre des plus puissants ressorts de la guerre est son « romantisme ». « L’engagement dans la guerre est tout orienté vers un appel à la vie, écrit l’auteur. Jusqu’alors, le monde paraissait froid et muet. La vie passait, tout était opaque. Dorénavant, les engagés volontaires rencontrent le monde autrement. Ce monde instable, il faut l’infléchir avant qu’il ne se referme à nouveau. »

En dix ans, l’ethnologue va découvrir combien la guerre rêvée par les combattants va muter pour devenir ce qu’ils n’avaient même pas imaginé. « Désormais, je suis plus nuancé face à ces arguments romantiques d’exaltation de la ferveur révolutionnaire, souligne-t-il. Ils sont dangereux car ils peuvent servir de point de départ à des folies meurtrières. Ils conduisent à magnifier la guerre en faisant de l’engagement volontaire dans les combats la résistance la plus digne. Cette esthétisation est problématique. En réalité, la guerre ravage la vie intérieure. Le rapport au monde et à la quotidienneté est irréversiblement abîmé. »

Et puis, il y a l’après. Comment retrouver une vie normale. Comment surmonter les souffrances endurées. Comment s’habituer à la paix, au retour du quotidien maillé d’insignifiance, à l’absence d’occasions de se surmonter. Comment redevenir un témoin passif de l’histoire après en avoir été l’un des acteurs.

Finalement, remarque l’auteur, s’il existe mille et une raisons de prendre les armes et de faire la guerre et si celle-ci peut sauver d’un état de domination, libérer d’un empire colonial, force est de constater qu’elle ne rend jamais libre. Car, conclut-il, « il est une chose que la guerre détruit en plus du monde : la subjectivité. »

La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l’Ukraine de Roman Huët, PUF, 2024, 410 p.

Habituellement, ce sont les reporters, ensuite, certains historiens, parfois des humanitaires et des militaires, qui racontent les motivations des hommes et des femmes partant en guerre. Même si c’est un sujet d’études parfait pour eux, les sociologues travaillent en général à distance et ne la voient pas à hauteur d’homme. Quant aux anthropologues et ethnologues, ils sont largement...

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