… On se rend bien compte du malaise ambiant. Que l’on écoute les discours-fleuves ressassant des lieux communs, ou que l’on s’étrangle en constatant la vision passéiste des programmes révolutionnaires et devant l’hypocrisie des protagonistes rendus intrinsèquement peu crédibles, tout contribue à cette inquiétude diffuse. Serions-nous revenus à nos discours « ante » malheureusement encore présents dans les mémoires, expression des guerres intestines que les Libanais voudraient exorciser ?
La réalité est que le Liban, si présent, si remuant, si rayonnant en bien ou en mal, souffre d’un manque « d’existence ».
La définition de la nation libanaise, du pacte ou du projet national est loin d’être consensuelle. Curieuse situation pour la plus ancienne et peut-être l’unique démocratie, même imparfaite, du monde arabe.
Chaque échéance électorale, fût-elle municipale, est l’occasion de clivages et d’oppositions qui touchent, en réalité, l’idée même du Liban. Il est temps de définir enfin cette idée nationale préalable à toute « existence » nationale.
De nos jours, l’existence des nations n’est pas un droit acquis, mais un droit qui s’acquiert par la démonstration de son apport culturel, social, économique. Les exemples ne manquent pas de peuples à qui toute reconnaissance nationale est refusée.
L’évolution des dernières années, sous l’impulsion de la globalisation, de l’évolution des technologies et des sciences de l’information, a confirmé et fortement amplifié la grande tendance de l’histoire à l’agrégation et à l’unification. Cette unification, loin de les détruire, confirme les structures de grande homogénéité, qu’elles soient nationales ou quelquefois régionales. C’est pourquoi la condition de survie des nations tient dorénavant à la pertinence, à la cohérence et à la solidité du lien national.
Si la comparaison est autorisée, la création des nations est similaire, en droit, à la création des sociétés commerciales.
Sur un territoire déterminé, des gens expriment la volonté de vivre, partager et faire quelque chose en commun, la notion d’affectio societatis bien connue en droit se décline ici en affectio nationalis (permettez-moi cette liberté), ou volonté de vivre, partager et créer ensemble. Cette volonté, en droit des sociétés, s’exprime par la définition d’un objet social, qui n’est autre, par analogie, que le projet national en politique.
Dans les sociétés commerciales, les premières dispositions sont dites statutaires (objet social, siège, et capital) et font donc l’objet d’un formalisme lourd empêchant leur modification au gré des évolutions de la majorité simple des actionnaires. Par contre, les autres dispositions relatives à la création et à la répartition des richesses, ainsi que la gestion des moyens de production sont soumises à la démocratie pure, vote majoritaire avec alternance et/ou sanctions potentielles.
Il en va de même en politique. L’affectio nationalis suppose un projet, un pacte national mais n’est pas soumis aux lois habituelles de la démocratie, ni alternance, ni changement à moins de grands bouleversements consensuels ; c’est l’acte constitutif de la volonté de vivre en commun. Ce projet, pour cette raison, doit intégrer la mémoire des nations, tout ce qui procède des « tripes » : l’histoire, la culture, la religion, la langue, etc., et une vision d’avenir. C’est le projet au nom duquel on accepte de sacrifier ce qu’on a de plus cher, sa vie ou celle de ses enfants. Il est consensuel et non soumis à vote, toute opposition pouvant s’apparenter à une trahison. Échappent bien sûr à cette définition les idéologies universalistes transnationales.
Par contre, la gestion des moyens de production et la distribution des richesses est soumise aux lois de la démocratie, sanction, alternance, etc. C’est sur ce registre que s’expriment et se différencient, en démocratie, les programmes des partis politiques.
Partant de cette simplification, la réalité libanaise apparaît dans tout son paradoxe : gestion libérale quasi consensuelle des moyens de production et des richesses où l’on retrouve côte à côte les tenants du socialisme et ceux du libéralisme le plus pur.
Par contre, persiste un clivage permanent plus ou moins évolutif sur le réel projet et l’appartenance nationale, qui est, en réalité, en contresens, le véritable enjeu de toutes les échéances électives.
Il est temps d’inverser les facteurs. Il est temps de reformuler, à partir de la volonté de vivre, partager et créer en commun un projet national qui soit un socle et non une joute littéraire, qui s’impose durablement et à l’intérieur duquel écloront nos projets de société. Cette problématique posée, comment procéder ? Quelles pistes nous sont offertes pour quel projet ? J’en vois, pour simplifier, globalement quatre, un seul projet pouvant être retenu.
La première, idéale, inspirée des valeurs européennes, qui prône l’égalité fondamentale des citoyens et l’érige en projet dans un pays totalement laïcisé. Le poids et la proximité de l’Occident et de l’Europe serviront d’appui déterminant pour ce projet à l’européenne en vue d’une nation libanaise arabe démocratique.
La deuxième, plus sectaire, viserait les lignes de plus grande homogénéité, en l’occurrence la religion, et prônerait un modèle de vaste autonomie, voire de partition selon les grandes confessions. Ce projet retrouverait dans son essence, une inspiration à l’israélienne, et préfigurerait un nouveau Proche-Orient intégré.
La troisième déjà ébauchée par les pères de l’indépendance du Liban allie pragmatisme et histoire et viserait un grand projet culturel de fécondation des différences et d’interaction islamo-chrétienne. Ainsi, dans un environnement arabe, très majoritairement sunnite, les minorités, notamment la maronite, composent avec les musulmans un modèle culturel d’ouverture et de coopération entre l’Orient et l’Occident. Soutenu par les pôles arabes, ce modèle représente un schéma de nation libanaise arabe ouverte sur l’extérieur et biculturelle.
Enfin la quatrième tire essentiellement sa légitimité de l’histoire. Sur cette terre, au milieu du monde sunnite, se sont retrouvées, au prix de sacrifices énormes, des minorités, chiite, druze et maronite, qui ont combattu tous les empires pour la sauvegarde de leur liberté et de leur identité. Naîtrait de la sorte une nation arabe de minorités, expression là aussi d’une ouverture du monde qui nous entoure.
Il est clair que je me rangerai à celui que les Libanais retiendront très majoritairement même si le troisième paraît le plus viable et réaliste.
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas dans ces hypothèses de projet d’exclusion et de partage du pays entre les communautés. Quel que soit le projet constitutif retenu, il inclut l’égalité des droits et devoirs de tous les citoyens. Seule change d’un projet à l’autre la philosophie originelle à la base de l’expression du vivre en commun.
Le Liban ayant été façonné dans ses frontières modernes pour les chrétiens, ils assument une plus grande responsabilité dans ce travail de refondation.
On l’aura compris, ces projets évoqués sont exclusifs l’un de l’autre. Quand on en aura retenu consensuellement un, prôner un autre équivaudrait à une quasi-trahison.
Malheureusement, pendant les dures années qui ont précédé la guerre, on s’est prévalu des quatre projets à la fois arguant de l’un ou de l’autre au gré des conjonctures ou des interlocuteurs. D’où les drames qui ont émaillé la deuxième moitié du XXe siècle.
Les choses n’ont pas évolué depuis la fin de la guerre, il est grand temps pour les Libanais de sortir des non-dits et de s’atteler à cette mission en toute franchise.
À partir d’un article de l’auteur publié en date du 29 avril 2005 dans « Le Monde Proche-Orient ».
Ibrahim HANNA EL-DAHER
Ancien ministre
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