Les amoureux de Rome sont légions et souvent bavards. Pourtant ses véritables amants demeurent modestes. Et la Ville sait le leur rendre : « Les femmes aiment fort les amants discrets, qui ne publient point les faveurs qu’ils reçoivent », écrivait le vieux Furetière dans son Dictionnaire, lui aussi immortel. Dans le roman de Dalembert qui raconte avec allégresse le destin de trois femmes, le personnage central est bien la Ville dans laquelle les êtres vivent, se rencontrent, se perdent, se retrouvent.
On sait que l’écrivain, né en Haïti, à la carrière littéraire établie par plus d’une trentaine d’ouvrages, a vécu plusieurs années dans la Ville et y a exercé des responsabilités culturelles. Son roman ne s’arrête pas à cette considération : il a l’ambition de faire vivre au lecteur un siècle de son histoire qui a été déterminante, on le sait, pour l’aire occidentale, sur la rive nord de la Méditerranée.
L’histoire racontée est centrée sur le personnage de Laura qui, dans les années 70, descend de deux lignées familiales que tout oppose a priori, mais qui se sont rapprochées. La première est, par sa mère, celle des aristocrates, les De Pretis, dont la figure tutélaire et conservatrice des rituels, la contessa Adelaïde, veille jalousement sur un héritage désormais en ruine. L’autre est représentée par les Sabatelli-Guerrieri, établie dans un palazzo situé sur l’autre rive du Tibre, via Julia, et nonchalamment gouvernée par la tante, zia Rachele, femme gourmande à l’excès, jouant au piano les compositions de musiciens russes qu’elle diffuse dans l’immeuble, et jusque sur la via Julia, pour le bonheur des passants. Elle ne sort plus de sa chambre depuis la disparition de ses parents. La famille est juive et agnostique, ignorante la plupart du temps des croyances et des rituels, les enfants éduqués dans des institutions catholiques.
Si Laura est évoquée dès le premier paragraphe, la composition du roman est organisée en trois parties, l’histoire de chaque famille puis le retour à Laura. C’est reconnaître que le romancier doit tronquer la simultanéité temporelle puisque le temps, justement, n’est pas interprété de manière identique par les différents groupes sociaux, et c’est au lecteur de relier les branches de l’écheveau narratif. Ainsi, pour la contessa, le temps est d’abord celui de sa mémoire qui va peu à peu s’effilochant, jusqu’au moment où les rituels sociaux perdent de leur intensité, puis de leur nécessité.
Mais si la première partie est centrée sur les De Pretis, elle l’est tout autant sur la fille de la contessa, Elena, sur sa contestation mesurée des règles imposées par la mère, sur la rencontre de Giuseppe Guerrieri qu’elle épouse. Cette insoumission passe d’abord par l’usage de la langue populaire des Romains qui révulse sa mère. Dalembert nous rappelle par là son amour de la langue qui passe par la maîtrise de plusieurs langues.
L’indocilité d’Elena passe ensuite par le partage de la passion du jazz que lui transmet Giuseppe qui l’a découvert au lendemain de la libération de Rome. En même temps que le jazz, Giuseppe fait partager à Elena sa passion du cinéma néo-réaliste : le roman est traversé par Rome ville ouverte (1945) ou Le Voleur de bicyclette (1948), mais aussi les cultures populaires, comme les chansons ou la bande dessinée…
On ne s’étonnera pas, en revanche, de l’aura du Duce chez la contessa, tandis que pour les Guerrieri, la figure est celle de l’oppresseur, surtout après les lois raciales de 1938. Elle les oblige à changer le nom signifiant l’origine : Sabatelli, nom abandonné, un temps. Puis, au plus fort de l’emprise allemande, après la chute de Mussolini et les déportations, la famille trouve refuge d’abord dans un hôpital fameux pour la supercherie (historique) mise en scène d’un pseudo syndrome K, réputé terriblement contagieux et mortel, qui fait fuir les SS, puis dans un couvent, avant de retrouver leurs appartements intacts, protégés par le voisinage. La judéité très improbable de Giuseppe lui facilite le devenir catholique et d’être adoubé par la contessa, d’épouser Elena. Laura est une de leurs quatre enfants.
Ce sont des pans entiers de cette histoire de Rome, depuis l’unification du royaume et la désignation de Rome comme capitale en 1871, que traversent les protagonistes, ce qui les amène progressivement aux nuances, aux compromis, parfois peu glorieux. Ainsi, avec la maturité, Elena se rapproche de certaines exigences morales de sa mère. Cette référence à un passé, parfois peu compréhensible par les protagonistes, se retrouve aussi chez les Guerrieri : la sœur aînée retrouve sa propre judaïté et part vivre en Israël, on accole les uns aux autres tous les patronymes portés, comme pour signifier aux yeux de tous, y compris les descendants, une histoire qui s’efface avec le temps.
Toute l’œuvre de Dalembert, depuis les premières nouvelles du Songe d’une photo d’enfance (1993) jusqu’aux plus récentes comme Mur Méditerranée (2019) et Milwaukee blues (2021), pose la question de l’opacité du mal dont la littérature demeure le révélateur privilégié. À la fin, Laura est même rattrapée par une histoire en apparence dérisoire, et se retrouve en garde à vue. C’est le pied de nez final à sa révolte qui n’est plus que désobéissance.
Mais ce roman qui est aussi une célébration de l’amour de la littérature, notamment par l’ironie dont fait montre le narrateur, de la confiance que les êtres placent en elle et dans la culture, se termine réellement sur une note positive. Dalembert nous fait don d’un au-delà de la mélancolie. C’est la jubilation qu’on éprouve à vivre parmi les ruines.
Et Rome n’en manque pas.
Une histoire romaine de Louis-Philippe Dalembert, Wespieser, 2023, 256 p.