Critiques littéraires Autobiographies

Fawwaz Traboulsi : Vie et mort d’une « nouvelle gauche »


Fawwaz Traboulsi : Vie et mort d’une « nouvelle gauche »

D.R.

Après un quart de siècle d’intervalle, Fawwaz Traboulsi, une figure éminente de l’intelligentsia de gauche de ce pays, décide de compléter son récit autobiographique entamé dans le premier tome du Portrait du jeune homme en rouge. Ce premier tome, paru en 1997, était orné d’une peinture de son épouse Nawal Abboud en couverture : une maison rose et mauve perchée au milieu d’un arbre. L’ouvrage actuel, intitulé Au temps de la nouvelle gauche, arbore une couverture entièrement rouge affichant, en petit, un dessin de Jana, la fille de Fawwaz. Ce dessin évoque-t-il le militantisme d’antan ou plus récent ? Quoi qu’il en soit, on y décèle la persistance du motif du poing levé.

Cela fait écho au récit du père qui, tout en reconnaissant ne pas être un partisan des méditations sur la déception, l’échec, l’optimisme ou le pessimisme, s’accroche à une complémentarité entre l’action et l’espoir.

Est-ce une évocation du « Principe de l’Espérance » avec une connotation messianique chez Ernst Bloch ? Le récit de Traboulsi ne semble pas trop axé sur l’attente messianique. Il s’accroche plutôt à une espérance concrète, empreinte de la capacité des êtres humains à décider de leur destin et à changer leurs conditions. L’individu résiste aux tumultes de la vie, notamment parce qu’il entretient en lui une attente, un espoir en un avenir meilleur.

D’une manière étonnante pour notre époque, Traboulsi choisit de décrire cette unité entre l’action et l’espoir comme « qarmate », en référence à cette dissidence vaste et violente issue du chiisme ismaélien, qui a conquis l’Est de l’Arabie et le sud de la Mésopotamie au Xe siècle. Une certaine tradition historiographique de gauche au siècle dernier exagérait son égalitarisme au point de faire des Qarmates les ancêtres des socialistes révolutionnaires arabes de la modernité, un peu comme Friedrich Engels et Ernst Bloch ont choisi de faire de Thomas Müntzer et de l’aile radicale paysanne de la Réforme protestante du XVIe siècle, les ancêtres du mouvement socialiste moderne au cœur de l’Europe.

Aujourd’hui, l’historiographie semble incapable d’occulter l’aspect intrinsèquement violent et surtout l’esclavagisme des Qarmates. Toutefois, chez Traboulsi, on peut discerner dans cette persistance à revendiquer l’héritage des Qarmates une volonté d’inscrire sa gauche, qu’elle soit naufragée ou espérée, dans la longue durée de l’histoire arabo-islamique. De plus, il nous rappelle, dans son livre, qu’il nourrissait à l’époque de la révolution iranienne à la fois espoir et crainte. L’espoir de voir cette révolution, arborant un étendard religieux, adopter une conduite égalitariste à la manière des Qarmates, et la crainte qu’elle ne se trahisse en devenant une théocratie. Traboulsi cherche à souligner que son attitude n’était pourtant pas empreinte d’euphorie vis-à-vis de la révolution iranienne, bien loin de l’attitude fervente de Hazem Saghieh à l’époque. Ce dernier est visé avec véhémence et représenté comme l’intellectuel de la discontinuité, changeant d’idéologie selon les circonstances. En revanche, l’auteur revendique un fil conducteur unifiant toutes ses péripéties. Il se décrit lui-même en ces termes :

« Je n’ai jamais envisagé être un homme politique. J’ai grandi durant des révolutions et me suis rebellé aux côtés des insurgés. » Bien qu’il soit conscient que cette époque n’est plus la nôtre, il persiste dans l’espérance et l’adoption d’un « marxisme pratique ».

Cependant, il admet avoir commis à plusieurs reprises des erreurs en gardant le silence sur les exactions de son propre camp durant la guerre civile, ainsi que sur les graves erreurs commises par la résistance palestinienne et le régime de gauche au Yémen Sud dont il fut un très proche conseiller.

Il aborde la notion de « communauté-classe » qui lui a été attribuée et dont son organisation, l’OACL (Organisation de l’action communiste au Liban), est accusée, en défendant l’idée d’une dynamique articulatoire, nullement une identification, entre la communauté confessionnelle et la classe sociale, refusant de considérer le confessionnalisme comme uniquement un effet de superstructure.

La « nouvelle gauche » au Liban a émergé dans les années 60, tout comme dans le reste du monde. Elle est le fruit de l’interaction entre un marxisme occidental critique envers l’Union soviétique et un engouement pour les mouvements de libération dans le Sud Global. La fusion entre un groupe de jeunes intellectuels du « Liban socialiste » et une frange marxisée des « nationalistes arabes » a conduit à la formation de l’Organisation de l’action communiste au Liban (OACL). Traboulsi décrit comment, en une décennie, cette organisation a abandonné tout espoir de constituer une gauche vivante, démocratique et révolutionnaire. Il revient sur les rivalités, les amours déçus et les mimétismes entre l’OACL, dont il fut le numéro 2, et le parti communiste libanais. Cela s’est déroulé dans le cadre d’une guerre civile où les deux formations avaient rejoint le « Mouvement national », dominé par la figure de Kamal Joumblatt. Elles en venaient même à discuter leur fusion, anticipant qu’elle aurait lieu soit en cas de victoire, soit en cas de défaite. L’autobiographie de Fawwaz Traboulsi nous présente des éléments pour mieux comprendre le tandem formé par Georges Haoui et Muhsen Ibrahim, les deux figures prédominantes de la gauche libanaise à la fin du siècle dernier. Chacun ressentait que son rôle et ses aspirations ne pouvaient plus être contenus et limités à son organisation politique. Cependant, avec une différence notable : après le retrait de la résistance palestinienne de Beyrouth-Ouest, Muhsin Ibrahim aurait rapidement opté pour un long silence, tandis que Georges Haoui aurait choisi de continuer à avoir de l’impact et de la présence en arrivant à formuler en propre une approche de gauche viable au Liban, ceci jusqu’à son élimination physique en juin 2005, un événement qui marque, après celui de la défaite de 1982, une autre amertume pour ce qui reste de gauche dans ce pays.

Zaman « al-yassĀr al-jadid » (Au temps de la nouvelle gauche) de Fawwaz Traboulsi, Riad El-Rayyes Books, 2023, 351 p.

Après un quart de siècle d’intervalle, Fawwaz Traboulsi, une figure éminente de l’intelligentsia de gauche de ce pays, décide de compléter son récit autobiographique entamé dans le premier tome du Portrait du jeune homme en rouge. Ce premier tome, paru en 1997, était orné d’une peinture de son épouse Nawal Abboud en couverture : une maison rose et mauve perchée au...

commentaires (1)

Un bel esprit. On peut ne pas partager son avis a 100 %, il n'en reste pas moins que ce qu'il dit (ecrit) est toujours interessant. Et intellectuellement honnete.

Michel Trad

20 h 54, le 06 janvier 2024

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • Un bel esprit. On peut ne pas partager son avis a 100 %, il n'en reste pas moins que ce qu'il dit (ecrit) est toujours interessant. Et intellectuellement honnete.

    Michel Trad

    20 h 54, le 06 janvier 2024

Retour en haut