Entretiens Entretien

Neige Sinno : « Je n’ai jamais confiance dans le langage »

Neige Sinno : « Je n’ai jamais confiance dans le langage »

D.R.

Inconnue il y a quelques mois, Neige Sinno a fait une entrée fracassante dans le monde des lettres avec un livre au titre énigmatique Triste tigre qui, refusé par nombre d’éditeurs, a immédiatement séduit les éditions P.O.L avant de remporter le Prix Littéraire du Monde, le Prix des Inrockuptibles, le Prix Jean-Marc Roberts, le très prestigieux Prix Femina et enfin le Goncourt des lycéens.

Dans ce livre singulier, ni confession, ni autofiction, ni essai, elle prend pour point de départ les viols répétés que lui a fait subir son beau-père alors qu’elle était enfant, pour engager une réflexion et écrire « un texte de création ». Tissé de nombreuses références littéraires, son livre interroge le viol, le statut de victime, la difficile remontée vers la prise de parole, la dénonciation du coupable devant la justice, la réparation fragile de soi. Et ce faisant, invente une langue singulière et un objet nouveau qui mêle l’autobiographie à l’essai littéraire.

Neige Sinno ne croit pas à la valeur thérapeutique de la littérature. « La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée », dit-elle. Les viols l’ont abîmée et rien ne pourra effacer l’outrage ni les blessures. Mais sa hantise était « d’exister dans la littérature non par (son) écriture mais par (son) sujet ». Elle est sans doute rassurée aujourd’hui.

Nous l’avons rencontrée pour parler de tout cela, mais aussi de ses origines libanaises par son père, de son destin où émigration et immigration jouent un rôle important, comme c’est le cas de tous les Libanais, et de son désir de connaître enfin le Liban, ce pays où elle n’a jamais pu se rendre, mais où vit une partie de sa famille.

Commençons par le titre si énigmatique que vous avez choisi. Il se réfère à un poème de William Blake qui se demande si le tigre et l’agneau sont faits de la même glaise. Et même si l’on comprend de quelle façon cela rejoint votre propre interrogation quant à la victime et son agresseur, il reste une énigme. Pourquoi est-ce le tigre qui est triste ?

J’avais pensé à plusieurs autres titres mais j’ai gardé celui-là parce qu’il évoque plein de choses différentes. Au départ, j’avais un autre titre : « Éclaire l’obscur » qui est une citation, un vers que j’emprunte à Bernard Noël et qui dit que la littérature, parce qu’elle travaille avec le visible et l’invisible, éclaire l’obscur. Ça me parlait vraiment. Mon texte est en effet une tentative d’éclairer l’obscur, il est traversé par toutes sortes de choses qui disent ça, par exemple l’image de la face cachée de la lune qui renvoie à ce que l’on ne voit pas. Je ne voulais pas que le titre parle d’inceste, je voulais dire que mon livre est une tentative d’explorer des zones d’ombre, sans nécessairement les élucider. J’ai gardé longtemps ce titre. Puis, j’ai retrouvé le poème qui, comme toute l’œuvre de William Blake, parle de lumière et d’obscurité, de bien et de mal. Et puis, il y a en espagnol un virelangue autour du tigre triste, et là c’est un jeu d’enfant. Enfin, je pense également à un livre de Margaux Fragoso qui a pour titre Tigre, tigre ! et qui parle du viol d’une enfant. Donc il y a beaucoup de choses dans ce titre, à la fois l’horreur et l’enfance, le visible et l’invisible, j’y entends tout cela et pour ma part, j’aime qu’il reste énigmatique.

Vous avez écrit ce livre, dites-vous, non pour vous guérir d’une blessure et d’une douleur, mais pour protéger les autres, de même que vous avez souhaité un procès pour protéger votre jeune sœur. Ce désir de protéger d’autres a-t-il donc été pour vous la motivation majeure de votre écriture ?

Jusqu’à quel point c’est la vraie raison, je ne sais pas, mais c’est celle qui rend ma démarche d’écriture possible. On écrit parce qu’on écrit, c’est tout. Même si ce désir de protéger d’autres paraît trop noble, il m’a beaucoup mue. Je me sens une responsabilité, parce que j’ai été aimée, parce que j’ai eu la chance de pouvoir aller jusqu’au procès, je veux donc être le porte-parole de toutes celles et ceux qui ont vécu des abus sexuels. Porte-parole dans le sens de porter la parole des autres. Et je rajouterai enfin que ce désir de protéger s’est réveillé avec la naissance de ma fille, et c’est certainement un moment très intense qui ravive les interrogations.

Vous avez une démarche à la fois très personnelle et très littéraire, et vous tissez votre texte de nombreuses citations issues de vos lectures. Vous aviez auparavant écrit une thèse sur trois écrivains, Raymond Carver, Richard Ford et Tobias Wolff avec la thématique de l’inquiétude comme fil conducteur. Pourquoi le choix de ce thème-là ?

C’est dans le cadre de ma thèse, un concept plus littéraire que philosophique. Je suis restée, dans l’étude de ces auteurs, très proche des questions de composition de leurs textes et je voulais montrer comment fonctionnent leurs nouvelles. Il me semble que chez tous les trois, on reste jusqu’à la fin dans une certaine suspension narrative, alors que la nouvelle classique s’est construite sur l’art de la chute, la clôture, la résolution du conflit ou du déséquilibre. Avec ces auteurs, on n’est plus dans la littérature des grands récits mais dans une certaine inquiétude narrative qui rejoint l’intranquillité de Pessoa.

Et pour ce qui est des citations et des références à des ouvrages qui vous ont accompagnée, quelle est leur fonction dans votre livre ? Est-ce un moyen de prendre de la distance par rapport à un vécu par moments trop douloureux ?

Oui, effectivement, ces détours me permettent de prendre de la distance. Quand j’ai commencé à écrire, il y a eu un moment où j’ai compris qu’elle allait être la forme du livre : il fallait qu’il ressemble à ce qui se passe dans ma tête, qu’il montre comment se construit une pensée, donc j’allais forcément vers quelque chose de composite. Il m’était également nécessaire de sortir de l’étouffement que je ressentais par moments, de ne pas tout dire à la première personne. Il me fallait trouver comment parler du calvaire d’une fillette par d’autres voix que la mienne. Cela me permettait de respirer, de trouver peut-être un peu de distance, mais en réalité d’aller encore plus loin dans ce que j’avais à écrire. Il y a des choses très violentes que je ne peux dire qu’en faisant ces détours. Donc ils sont paradoxaux, et toujours ambivalents ces détours, ces références à d’autres voix. Mais pour ce qui a trait à Virginia Woolf, c’est un peu différent, ça m’importait de la convoquer parce qu’elle a subi des abus sexuels de la part de son demi-frère et que ça reste un aspect de son œuvre qui est très peu présent alors qu’elle a écrit à ce sujet. C’est quelque chose qui a eu son importance, qui a eu un impact sur sa personnalité – elle était bipolaire – et sa vision du monde. Pourtant on en parle très peu.

Vous écrivez : « C’est dans la fiction que je me suis construite. Et la fiction n’amène que des réponses à côté, des réponses hors-sujet, fondées sur des exemples qui n’existent pas ». Pouvez-vous éclairer cette affirmation ?

Je parle de mes lectures. Ma formation intellectuelle ne s’est pas faite par le biais d’ouvrages théoriques sur le féminisme par exemple ou sur l’impact des abus sexuels sur la personnalité, sur ce qu’on appelle la sidération traumatique. J’ai lu surtout des romans, sur l’apartheid, le goulag, l’esclavage, la shoah  ; c’est Lolita de Nabokov qui m’a beaucoup appris sur les situations d’emprise d’un adulte sur une fillette, et non des traités théoriques ou psychanalytiques. Je ne suis spécialiste d’aucun de ces sujets, je n’ai pas le vocabulaire académique et conceptuel des spécialistes, et je veux néanmoins écrire, écrire comme je suis, avec ce que j’ai vécu. La particularité de ce texte c’est cela, c’est l’expérience de quelqu’un qui s’est construit à travers la fiction. J’ai également le bagage que m’ont donné mes études de littérature : la critique littéraire, l’analyse des œuvres, la distance prise par rapport au langage afin de déconstruire les préjugés, de mettre en évidence l’implicite dans un discours, tout cela fait partie de ma construction. J’ai enfin accepté dans ce livre que celle qui écrit des essais académiques soit la même personne que celle qui écrit des textes de création, des nouvelles, un roman.

La gestation a-t-elle été longue ? Et l’écriture douloureuse ?

Non. J’ai commencé à écrire et j’ai été portée par une sorte d’énergie, par l’enthousiasme de l’écriture. J’ai pressenti la forme qu’allait avoir ce texte et j’ai écrit dans une coulée unique  ; je voulais préserver l’énergie du texte et je voulais également être lue rapidement. L’écriture est porteuse de joie, joie de penser, joie d’avoir osé y aller, joie d’avoir franchi le pas. Je voulais communiquer tout cela au lecteur.

Votre départ pour l’étranger et votre installation au Mexique, était-ce pour mettre de la distance entre vous et votre agresseur, entre vous et les lieux où s’était déroulé le drame ?

Sans doute, mais je voulais aussi vivre une vie aventureuse. Ma prof à la fac parlait d’agrégation, de poste d’enseignante, mais moi je voulais partir et croquer le monde, me réinventer. Sûrement fuir aussi, être loin de ma famille, du passé. Mais pas tourner la page, oublier, ça non. Me libérer est une illusion que je n’ai pas eue. Et puis je fais partie d’une famille d’immigration, comme vous, comme tant de Libanais !

Vous écrivez : « Je n’ai jamais confiance dans le langage. Il y a chez moi à la fois une méfiance et un désir de construire quelque chose par le langage. » Pouvons-nous revenir là-dessus ?

Cette méfiance est une chose très commune chez les victimes de traumatismes, avec un prédateur qui dit des choses auxquelles on ne peut pas croire, des choses qui produisent l’inverse de ce qui est affirmé  ; comme quand mon beau-père me dit qu’il m’aime et que ce qu’il fait me détruit. Ça crée un réseau de pièges dans le langage. On comprend que le langage n’est pas nécessairement un ami, que tout y est réversible. Je n’ai pas confiance dans les mots. L’inceste est une violence faite au langage. Mais j’ai néanmoins le désir d’écrire.

Est-ce cela qui vous fait écrire « Ami lecteur, amie lectrice, voici donc un aveu que je me dois de te faire (…) prends garde à mes propos, ils avanceront toujours masqués » ?

Disons que j’ai parfois peur de prendre le lecteur en otage, de le toucher émotionnellement, et je veux le mettre en garde, je ne veux pas qu’il y ait manipulation. Cela pose aussi la question du genre littéraire : ce que j’écris n’est pas une confession, une autobiographie ni un journal intime. C’est une construction, parce que je veux rendre possible une pensée et un dialogue avec le lecteur.

Triste Tigre de Neige Sinno, P.O.L, 2023, 285 p.

Inconnue il y a quelques mois, Neige Sinno a fait une entrée fracassante dans le monde des lettres avec un livre au titre énigmatique Triste tigre qui, refusé par nombre d’éditeurs, a immédiatement séduit les éditions P.O.L avant de remporter le Prix Littéraire du Monde, le Prix des Inrockuptibles, le Prix Jean-Marc Roberts, le très prestigieux Prix Femina et enfin le Goncourt des...

commentaires (1)

"...c’est Lolita de Nabokov qui m’a beaucoup appris sur les situations d’emprise d’un adulte sur une fillette, et non des traités théoriques..." Ah bon! Alors si Mlle Neige se croit ressembler à Lolita, il serait bon de lui rappeler cette phrase du roman(p. 211 de l'édition folio): 'Et maintenant, je vais vous dire quelque chose de fort bizarre: ce fut elle, chères Mesdames, qui me séduisit.' Et vous pouvez aussi, cher lecteur, chère lectrice, lire la suite jusqu'à la fin du chapitre...

Georges MELKI

13 h 31, le 25 décembre 2023

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • "...c’est Lolita de Nabokov qui m’a beaucoup appris sur les situations d’emprise d’un adulte sur une fillette, et non des traités théoriques..." Ah bon! Alors si Mlle Neige se croit ressembler à Lolita, il serait bon de lui rappeler cette phrase du roman(p. 211 de l'édition folio): 'Et maintenant, je vais vous dire quelque chose de fort bizarre: ce fut elle, chères Mesdames, qui me séduisit.' Et vous pouvez aussi, cher lecteur, chère lectrice, lire la suite jusqu'à la fin du chapitre...

    Georges MELKI

    13 h 31, le 25 décembre 2023

Retour en haut