D’une pièce jouée sur les planches des théâtres du monde entier, on passe à un concept d’immersion absolue où la magie opère dès les premiers instants. « An enemy of the people » (Un ennemi du peuple) de Henrik Ibsen, adaptée par Lucien Bourjeily, est à voir assurément.
C’est une déambulation à travers quatre décors qu’offrent, avec beaucoup de fidélité, les espaces, tantôt à ciel ouvert tantôt entre quatre murs, de l’Université Américaine de Beyrouth (AUB). Des espaces qui se prêtent parfaitement au jeu et qui confèrent à l’histoire beaucoup de réalisme. Nous sommes d’abord accueillis à l’entrée par un guide qui va nous accompagner tout au long de ces deux heures qui s’avéreront délicieuses.
Très vite, le public est transporté et joue le jeu. Sous les branches d’arbres centenaires dans un jardin qui fait office de place publique du village, les figurants vêtus à la façon des années 30 campent les gens du village et nous offrent, dans un geste de bienvenue, de l’eau à boire en louant ses propriétés. « C'est une eau aux vertus miraculeuses, elle guérit de tous les maux ». Un joueur de oud entame une musique qui berce nos sens. Il sera notre accompagnateur tout le long du déroulement des cinq actes. C’est lui qui nous signale le moment de nous lever pour poursuivre la promenade et nous diriger vers l’emplacement de l’acte suivant, et le public de le suivre vers ces lieux qui servent de décor ; les jardins de la maison du Dr Stockmann, la place du village, les locaux du journal du village, la maison du Capitaine. Au fil du parcours, nous assistons à des scénettes en filigrane de l’histoire. Tantôt un couple qui discute relation et mariage, tantôt quelques jeunes filles qui commentent les événements du village. Et l’histoire peut commencer.
La force de la vérité
Lorsque le Dr Stockmann découvre que l’eau de son village où il est médecin résident a été dangereusement contaminée, il fait ce que tout citoyen responsable ferait : le signaler aux autorités. Quand la pièce commence, il vient de recevoir les résultats des tests de l’université, et il est prêt à le dire au monde entier pour que les eaux ne rendent personne malade. Le maire, Peter Stockmann, son frère, démagogue névrosé, politiquement incompétent, ne veut sous aucun prétexte voir le rapport rendu public. Les résultats de son frère mettent en danger l’avenir économique et touristique du village. Il s’oppose à lui, conscient que la bonne action du Dr Stockmann aura des conséquences ; elle va ruiner la réputation du village en tant que destination très populaire, et au lieu d’être salué comme un héros, le Dr Stockmann, pourtant grand défenseur de la liberté, est étiqueté comme un ennemi du peuple. Seul contre tous, contre les politiques, les journalistes, les commerçants, il est pourchassé et honni. D’abord intéressé à publier cette primeur, le journal local recule ensuite, ce qui mène au rejet par la communauté du docteur, devenu « ennemi du peuple », lequel entraîne sa famille dans sa chute. La pièce est une exploration de ce qui se passe lorsque la vérité se heurte à la volonté de la majorité.
Le temps passe, la corruption demeure
Même si en apparence le monde a beaucoup changé - le texte d'Ibsen a été publié en 1882 - ce drame ambitieux met en exergue des conflits auxquels nous sommes toujours confrontés ; préoccupations environnementales, critique acerbe des médias, condamnation de l’égocentrisme contemporain, démocratie biaisée, éthique bafouée. Le texte interroge sans complaisance les ressorts du capitalisme et le poids écrasant de l'argent au sein de nos sociétés. A travers le combat du Dr Stockmann, qui lutte contre des intérêts économiques multiples pour faire éclater la vérité sur la pollution de l'eau, c'est la question de la démocratie qui habite toute la pièce, c'est aussi une réflexion sur la radicalité des choix de vie que propose le texte, signalant leurs ambiguïtés qui se veulent absolues au risque d'un isolement total, et donc d'un échec du combat mené.
La raison pour laquelle L’ennemi du peuple peut être utilisé dans des circonstances si différentes, c'est que le texte d’Ibsen contient des questions politiques différentes et des métaphores qui sont soulignées différemment et réinterprétées pour s’adapter à ces diverses conditions sociopolitiques et culturelles. En d’autres termes, l’ouverture de la pièce donne la possibilité aux dramaturges et aux réalisateurs de se concentrer sur les aspects de la pièce qui sont les plus pertinents dans leur contexte particulier. Le peuple n’a pas besoin de connaître la vérité, et ceux qui se battent pour elle sont souvent seuls. Il faut absolument distinguer la vraie démocratie de la fausse, qui se pratique dans les pays à économie libérale. Il paraît aujourd'hui urgent d'attirer l'attention des spectateurs sur un glissement possible et très dangereux de l'un vers l'autre, glissement qui pourrait ouvrir grandes les portes vers un système politique dictatorial à l'instar du système économique qui s'est répandu sur notre planète.
Et l’on ne peut s’empêcher de se poser la question : l'héroïsme est-il sublime ou devient-il absurde ? Une fois encore, c'est un théâtre de questionnements, un théâtre de l'engagement, un théâtre de résistance. Et dans ce superbe campus qui magnifie la pièce, même les célèbres chats de l’AUB participent …
« An Enemy of the people » de Lucien Bourjeily, d’après une adaptation d'Arthur Miller sur un texte original de Henrik Ibsen.
Sur le campus de l'Université américaine de Beyrouth (AUB). Samedi 18, puis mardi 21, mercredi 22, samedi 25 et dimanche 26 novembre à 20h. Billets à la librairie Antoine.