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Lifestyle - HOMMAGE

Plus qu’un professeur, Grégoire Sérof était un maître à penser hors des sentiers battus

L’hommage posthume, qui lui a été rendu à l’ALBA, dévoile les multiples facettes de cette figure emblématique de l’architecture moderne.

Plus qu’un professeur, Grégoire Sérof était un maître à penser hors des sentiers battus

L'architecte Georges Arbid, fondateur et directeur du Centre arabe d'architecture (ACA), au cours de l'hommage consacré à Grégoire Sérof. Photo C.H.

Grégoire Sérof, qui avait consacré sa vie à mettre en valeur l’apport de l’architecture du Liban, est décédé en mai 2022 à l’âge de 92 ans. À cet effet, ses amis et collègues de l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA) où il avait décroché son diplôme puis enseigné, lui ont rendu un vibrant hommage le 8 novembre. « C’était la date d’anniversaire des 80 ans de la création de l’ALBA », où avait eu lieu ce jour de 1943 « la première rentrée des classes à l’École d’architecture », a rappelé le doyen de l’institution, Fadlo Dagher. « Deux semaines plus tard, le Liban accédait à l’indépendance alors que la guerre faisait rage en de nombreux points du globe. En initiant la première institution libanaise d’enseignement supérieur en ces temps troublés, le pionnier Alexis Boutros faisait preuve de courage, de vision stratégique et d’optimisme. Depuis, l’ALBA a formé plus de 2 000 architectes et reste une référence par son enseignement alliant la maîtrise des outils pratiques à l’ouverture intellectuelle », a dit M. Dagher. Et d’ajouter qu’en intégrant l’université de Balamand en 1988, l’ALBA est restée pionnière, initiant depuis de nombreux autres programmes d’enseignement des beaux-arts, neuf au total, « ce qui en fait l'une des académies les plus complètes dans les disciplines artistiques, non seulement dans la région mais aussi dans le monde. Il y a 80 ans, et aujourd’hui encore, la guerre brutale et aveugle. Pourtant, je souhaite renouveler l’engagement de l’ALBA dans l’effort culturel pour affronter les défis du XXIe siècle et bâtir l’espoir d’un monde en paix ».

Croquis du chalet Antoine Keyrouz signé Sérof. Photo Arab Center for Architecture – Collection Grégoire Sérof

Prédilection pour le béton brut

Prenant à son tour la parole, l’architecte Georges Arbid, fondateur et directeur du Centre arabe d'architecture (ACA) et spécialiste de l'architecture moderne, a exposé le travail de Grégoire Sérof, né en 1930, à Rachmaya, dans le district de Aley, de parents russes. C’est avec Michel Écochard que Grégoire Sérof collaborera, de 1961 à 1963, au Plan directeur de Beyrouth et sa banlieue, commandité par le ministère du Plan. Le projet ne fut jamais réalisé. Outre son activité d’enseignement à l’ALBA et à l’Université américaine de Beyrouth, Grégoire Sérof, « contaminé » par le béton brut et les œuvres de Le Corbusier, d’Oscar Niemeyer et du Japonais Takamitsu Azuma, a exploré ce matériau à profusion et enchaîne les projets. Ses bâtiments font aujourd’hui partie intégrante du patrimoine architectural moderne du Liban. Georges Arbid rappelle qu’on lui doit l’ensemble scolaire Mont La Salle, conçu en 1964 avec Raoul Verney, Khalil et Georges Khoury ; l’immeuble Caporal et Moretti et le ministère de l’Énergie, construits sur les berges du fleuve de Beyrouth. Parmi ses réalisations figurent également l’extension du musée Sursock en 1974 (accolée à l’arrière de la construction classique), la villa Michel Limansky à Rabieh et l’atelier du sculpteur Zaven Hadichian. Son approche architecturale se poursuit avec quatre chalets aux Cèdres, dont celui de Wassef Ghandour en 1975, la chapelle des Keyrouz et l’hôtel Saint-Bernard, dont la construction a été défigurée. Durant la guerre, plus précisément entre 1986 et 1992, Sérof s’installe en France et s’engage alors dans l’agence Dar al-Handasah où il contribue à de nombreux projets à l’étranger travaillant « pour des cellules de synthèse architecturale », notamment pour les phases « exécution ». En 1992, il remporte le Premier Prix du concours pour le réaménagement de la promenade des Anglais de Nice, en France. Mais le projet n’a pas été exécuté. Signalons que l’Arab Center for Architecture, qui se bat pour la sauvegarde du patrimoine urbain légué par les concepteurs du mouvement moderne, conserve dans ses archives une bonne partie des plans d’exécution, des coupes et de superbes perspectives rendues à la main par Sérof.

Aquarelle du port de Beyrouth exécutée par Sérof. Photo DR

Magicien de la composition et de la couleur

Son fils Serge Sérof relate des souvenirs d’enfance, notamment celui qui a orienté sa décision d’embrasser le métier de son père. Quand il allait dans son bureau situé à proximité du Holiday Inn, « (il) voyai(t) ces planches, ces dessins, réalisés à la main au crayon ou à l’encre, ainsi que les maquettes de petites maisons très fines qui (le) fascinaient ». Des années plus tard, il travaillera « quelques mois » avec son père à Beyrouth. « Je n’ai pas pu m’adapter. Il était très rigoureux, ne plaisantait pas avec les horaires et l’ambiance au bureau était très studieuse. En fait, mon père était quelqu’un de travailleur, passionné, rigoureux, sans concession, avec un goût pour le travail bien fait, proche de la perfection. Il avait parfois des principes dont il ne démordait pas, il était prêt à choquer l’establishment. Mais il était toujours ouvert au dialogue et au débat d’idées », confie-t-il.

Serge Sérof se remémore également les dimanches, le rituel du pique-nique, quelque part en montagne. « Dès le matin, mon père commençait à mettre en place le papier pour ses aquarelles qu’il tendait avec de l’eau sur des planches de bois, en vue de s’installer ensuite quelque part dans la nature. Souvent, on était accompagnés de la famille Khoury, car Khalil faisait aussi de l’aquarelle. Il y avait une sorte d’émulation entre eux. »

« Grégoire a affirmé la vertu d’un art qui est proprement celui du regard. Ses aquarelles sur le motif apportent un témoignage vivant du Liban qu’il aimait (…) », souligne l’architecte peintre et professeur à l’ALBA Véronique Chahbazian Cobti au sujet de celui qui s’était également imposé comme un grand dessinateur et aquarelliste. « Son œuvre s’apprécie comme un ensemble d’expérimentations de différentes façons, de la manière la plus belle, frappante et éloquente, empreinte de patience, d’exigence, d’allégresse et de majesté, et toujours soumise à la prééminence de la poésie qui seule expose aux sens ce qui n’est pas perceptible. Il dépeint le paysage comme Giono le décrit », ajoute-t-elle.

Atelier et villa Zaven Hadichian. Photo Arab Center for Architecture – Collection Grégoire Sérof

Sacré Grégoire…

May Davie, directrice du département « Patrimoine religieux : art et architecture », à l’Institut d’histoire, d’archéologie et d’étude du Proche-Orient de l’Université de Balamand, affirme que Grégoire Sérof était un « homme de grande culture », formé « à l’ancienne » aux beaux-arts, et qu’il avait le coup d’œil et tout le nécessaire pour contribuer à des projets académiques. Elle l’avait sollicité pour préparer une étude architecturale comparative sur les cathédrales de Tripoli et d’el-Mina pour un livre qu’elle préparait sur les églises de ces deux villes (et qui vient de paraître). « En retour, et avec quel ravissement, je reçois, hormis les coupes, plans, détails architectoniques, vues axiométriques et le contexte historique, un texte parfaitement tricoté et imagé, mais surtout ... tous les points de comparaison possibles avec les cathédrales de la ville de Beyrouth ! Grégoire avait ce don de trouver des relations entre des éléments en apparence disparates et de les conjuguer pour construire un ensemble intellectuellement cohérent. Sacré Grégoire ! »

Grégoire Sérof et Khalil Khoury dans les années 60. Photo tirée de la page Instagram @khalilkhoury

Un trio inséparable et complémentaire

« Grégoire était le dernier des Mohicans », a souligné pour sa part l’architecte Simone Kosremelli qui a bien connu les trois confrères Khalil Khoury, Raoul Vernay et Grégoire Sérof, « trois chantres de l’architecture moderne au Liban ». Pourquoi parler de ce trio ? « Parce qu’il y avait une émulation certaine entre eux  ; il y avait une même vision de l’architecture  ; les trois ont marqué définitivement le paysage architectural au Liban avec leur réalisation et leur enseignement, respectivement à l’AUB pour Khalil, Kaslik pour Raoul et l’ALBA et l’AUB pour Grégoire. » Quand elle était enseignante à l’AUB, l’architecte Kosremelli invitait souvent Grégoire Sérof à faire partie de ses jurys. « Il adorait donner son opinion, offrant ainsi aux étudiants une vision de sa vaste culture architecturale, littéraire et artistique. Grégoire pensait qu’il avait toujours quelque chose à transmettre alors il écrivait des articles, intitulés Pointes sèches, qu’il publiait dans le quotidien L’Orient-Le Jour, donnant son opinion sur ce qui se passait autour de lui, dans les domaines architecturaux ou urbanistiques. Toutefois, ce qui me fascinait en lui, c’est cette personnalité multiple puisqu'il était à la fois russe d’origine et français et libanais d’appartenance. Russe car il était fier de son grand-père Valentin, peintre de renom et l'un des premiers peintre portraitistes d’époque dans la Russie blanche des tsars  ; son amour pour la musique classique et l’opéra  ; sa maîtrise de la langue française avec laquelle il excellait dans ses écrits clairs, concis, ironiques et même satiriques au besoin  ; et finalement il était libanais de par sa passion pour le Liban en général et Beyrouth en particulier. D’ailleurs n’est-ce pas un hommage au Liban pour un architecte moderniste féru de béton brut d’habiter une vieille maison typiquement libanaise au coin de la rue Makhoul ! »

Attention au paysage, attention au territoire

Professeur à l’ALBA depuis 1997, Kamel Abboud a enseigné pendant des années aux côtés de Grégoire Sérof dans ce qui a été l’Atelier de première classe. Son hommage posthume a porté sur le militantisme de l’architecte décédé qui n’a jamais cessé de lancer ce cri d’alarme « Attention au paysage, attention au territoire ! » « Grégoire a inlassablement invité à sauvegarder l’environnement et les caractéristiques du territoire mais aussi la relation visuelle au paysage urbain et littoral ou au profil des montagnes, véritable colonne vertébrale de l’existence même de notre pays ! » a souligné Kamel Abboud. Malheureusement tous les efforts pour convaincre décideurs, architectes et étudiants de tout mettre en œuvre pour contrer le mitage systématique du paysage n’ont pas eu de retentissements notables, « en raison peut-être de la cupidité de certains promoteurs, jumelée à leurs intérêts politiques ».

Grégoire Sérof avait érigé la priorité de l’accès au paysage en dogme urbain. « Si ce précepte avait été traduit en réglementation urbaine depuis Écochard, la trame urbaine aurait été bien différente ». L’intervenant souligne que cet engagement pour la préservation de la nature avait, chez Sérof, supplanté même les réflexes constructifs de son métier d’architecte. « Avec le recul de l’âge, le non-construire s’était révélé à ses yeux bien plus important que le construire. À ses yeux, toute considération urbaine devenait secondaire face à la nécessité de sauvegarder le patrimoine paysager, face à la gravité de la destruction des caractéristiques géographiques, géologiques et climatiques de notre pays. »

Dans ces jours sombres qui frappent encore notre région, y aurait-il encore de la place pour des esprits lucides comme celui de Grégoire ? se demande le professeur Kamel Abboud. « Y aurait-il des oreilles averties pour entendre son cri ? Gaza, aujourd’hui ville littéralement anéantie, territoire rasé, défiguré, des avenirs effacés à jamais. Qu’y-a-t-il de plus antinomique à la notion de développement durable que la guerre ? »

Une dernière facette de Grégoire Sérof a été révélée par Ramzi Salman, créateur et propriétaire du projet de maison d'hôtes « Bkerzay » et ancien étudiant de Sérof, qui a lu à cette occasion une série d’échanges entre les deux hommes parmi lesquels une lettre qui lui fut adressée en janvier 2022, décrivant l’état d’âme de l’architecte quatre mois avant son décès : « C’est dur de dire ou ne pas dire ce que l'on ressent dans son cœur , dit la chanson Les nuits de Moscou. C’est le caressé avec son gribouillis qui prétend raconter le rêve que j'ai eu il y a quelques jours, qui se passait dans le site merveilleux d'une ville de style Renaissance avec ses galeries aux colonnettes torsadées et aux frontons. Le tout selon les ordres toscans, doriques, ioniques et corinthiens. Et le rêve a pris du poil de la bête avec son froid, ses coupures d'électricité, ses restrictions de toutes sortes sans échapper aux angoisses crées par le manque d'argent, de projets et de clients. Dur, dur ! Bien à toi. »

*Une exposition, intitulée « Architecture et Aquarelles », consacrée aux travaux de Grégoire Sérof, est ouverte au public jusqu’au 16 novembre, de 10h à 18 heures, dans la salle du musée à l’ALBA, Dekouané.

Grégoire Sérof, qui avait consacré sa vie à mettre en valeur l’apport de l’architecture du Liban, est décédé en mai 2022 à l’âge de 92 ans. À cet effet, ses amis et collègues de l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA) où il avait décroché son diplôme puis enseigné, lui ont rendu un vibrant hommage le 8 novembre. « C’était la date d’anniversaire des 80 ans...
commentaires (2)

J'ai connu les trois architectes (Khoury, Serof et Verney) sur un plan amical mais aussi professionnel. Je peux temoigner de laur talent, de leur culture et de leur ouverture d'esprit. C'etait d'audacieux innovateurs. Il y en a de moins en moins de nos jours.

Michel Trad

18 h 50, le 14 novembre 2023

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Commentaires (2)

  • J'ai connu les trois architectes (Khoury, Serof et Verney) sur un plan amical mais aussi professionnel. Je peux temoigner de laur talent, de leur culture et de leur ouverture d'esprit. C'etait d'audacieux innovateurs. Il y en a de moins en moins de nos jours.

    Michel Trad

    18 h 50, le 14 novembre 2023

  • Je suis fier d'avoir ete son eleve et d'avoir cotoye un Homme pareil. Il n'en existe meme plus. En plus toujours souriant ..

    Abdallah Barakat

    17 h 37, le 14 novembre 2023

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