Critiques littéraires

Amin Maalouf : de Tsushima à Gaza, le crépuscule des Lumières ?

Amin Maalouf : de Tsushima à Gaza, le crépuscule des Lumières ?

© Loïc Venance / AFP

La guerre de Gaza qui se déroule sous nos yeux apparaît comme l’épilogue naturel de l’essai d’Amin Maalouf, Le Labyrinthe des égarés. L’ouvrage s’ouvre sur la défaite militaire russe en 1905 contre le Japon, face à l’île de Tsushima. Il s’achève en interrogations angoissées sur la guerre d’Ukraine, l’avenir de l’Occident et du monde, qui rappellent les déplorations de Théodore Métochitès (1270-1332). Un siècle avant la chute de Constantinople, ce dernier écrit dans ses Thrènes sur le déclin de l’Empire Romain : « Une immense tristesse m’étreint quand je pense aux épreuves passées (…) Mais c’est surtout de l’avenir qu’il me sera pénible de parler : comment ces bouleversements innombrables et la fatalité inexorable amèneront-ils les épreuves à venir et le naufrage final ? ». Pour Maalouf, l’égarement commence quand « un dirigeant se demande s’il a raison de s’estimer lésé et de vouloir punir ses adversaires » (p. 434) au lieu de faire valoir son intérêt militairement.

La guerre irano-israélienne de Gaza, par Palestiniens interposés, révèle la faillite morale de principes, supposés universels, que l’Occident a partagés avec tous les membres de l’unique famille humaine. Refermant l’ouvrage, on se surprend à se demander : « Gaza sera-t-elle le tombeau de l’Aufklärung et de la suprématie occidentale ? » Les Lumières s’estompent aujourd’hui dans la pénombre crépusculaire d’une modernité ultraperformante, grisée par la haine identitaire, ayant épuisé les ressources spirituelles qui auraient pu servir de fil d’Ariane aux égarés du labyrinthe de l’histoire.

Tout au long des 437 pages de son essai, Amin Maalouf déploie une fresque monumentale de la civilisation la plus brillante, la plus performante, la plus exceptionnelle de l’histoire humaine. On peut aimer ou détester l’Occident. Il n’empêche que sa civilisation et sa culture ont servi d’idéal et de modèle à suivre depuis cinq siècles. On loue son avancée inouïe dans les sciences. On l’admire pour ses réalisations qui ont amélioré nos conditions de vie. On le redoute pour sa puissance. Amin Maalouf nous fournit des jalons précis permettant de mettre en parallèle l’exploit lumineux, intellectuel et technique de l’Occident avec sa face sombre, celle qui le précipite dans le pire des pièges de la nature humaine : la « démesure », cette redoutable hubris, tentation faustienne et prométhéenne à la fois. On l’exprime traditionnellement par l’optimisme historique, et on la personnifie par le concept de progrès qui a enthousiasmé les peuples du monde avec son utopie de pouvoir réaliser le paradis sur terre, par la seule volonté de l’homme. L’optimisme historique signifie qu’on détient toute la vérité et qu’on « ne compte sur rien ni personne, sauf sur soi-même et sur la bagarre » (E. Roudinesco). Hélas, nul n’avait songé que la démesure toucherait le progrès lui-même. Le XXIe siècle en est une sanglante illustration.

Amin Maalouf survole cinq siècles d’ascension vers les sommets de l’hubris. Il montre comment l’optimisme historique occidental est devenu, par mimétisme, universel. Trois exemples historiques illustrent cette évolution : le Japon, la Russie, la Chine, avant d’aborder les États-Unis d’Amérique, point d’aboutissement et forteresse de l’Occident.

Tous les pays ont voulu imiter le modèle en vue d’accroître leur bien-être mais surtout leur politique de puissance. Hélas, l’absolutisme moral occidental n’a pas manqué d’humilier ses imitateurs qui, à leur tour, ont fait de même. Le Japon de Meiji s’occidentalise mais ne tarde pas à humilier sa vieille nourrice, la Chine. Lorsque l’escadre russe fut détruite en 1905 par la flotte japonaise, le monde entier pavoisa. L’ennemi du Japon, le chinois Sun Yat Sen dira : « Nous avons vu la défaite de la Russie par le Japon comme la défaite de l’Occident par l’Orient. » Même son de cloche chez l’indien Jawaharlal Nehru.

L’essai de Maalouf ouvre la voie à une série de questions sur le déploiement de cette hubris, clairement perçue dès l’aube de la pensée grecque, devenue aujourd’hui un paradigme mondialisé. Eschyle la dit fille de l’Impiété. Pour Ovide, elle est enfant de la Nuit. Ésope la conçoit comme compagne inséparable de la Guerre. Elle est arrogance outrancière, confiance démesurée en soi et dans ses propres capacités, présomption volontariste, conviction de supériorité en valeur, foi agressive dans une sorte de messianisme sécularisé. Elle occulte la conscience morale, scotomise toute vision à long terme, bref elle aveugle sa victime et en fait un égaré du labyrinthe. L’homme de ce modèle est courageux, inventif, audacieux jusqu’à la témérité, voire effronté. Il pense dominer la Nature à la place de Dieu, grâce à sa technoscience. Il demeure marqué par l’indéracinable préjugé de l’absolutisme moral. Il est convaincu de son invincibilité, ce qui l’autorise à humilier les autres.

Tous ces traits pourraient se résumer par ce qu’Évagre le Pontique (345-399 EC) appelle Philautie, la première, la plus grave et la plus redoutable des maladies de l’esprit. La Philautie est une complaisance vicieuse et immodérée pour soi-même. Elle dépasse de loin le vulgaire narcissisme psychopathologique ou l’égoïsme nombriliste, parce qu’elle est, avant tout, consciente et rationnelle. Elle instrumentalise les facultés les plus nobles de l’esprit : l’intelligence et la volonté. Le mal ne peut rien faire sans la libre volonté de l’homme. L’anthropologie culturelle reconnaît à la version occidentale de la Philautie, une adhésion aveugle à la Raison dite universelle mais qui est, en dernière analyse, « juge et partie, sentence sans appel et plaidoirie contraignante, lourde de menaces sous-entendues » (L. Poliakov). Hubris demeure inséparable de son alter ego, Némésis ou vengeance qui se déchaîne contre quiconque dépasse les limites de ce qui est humainement possible. La cacophonie guerrière et immorale du monde le démontre.

Pour raconter l’aspect politique et conquérant de cette démesure prométhéenne, Amin Maalouf commence par la visite du commodore Matthew Perry (1794-1858) au Japon, à la tête d’une importante escadre, afin de forcer la main des autorités à conclure un traité commercial. Foulant aux pieds les usages protocolaires nippons, il se présente à Edo (Tokyo) siège du Shogun et non à Nagasaki, seul port où les étrangers pouvaient accoster. Perry avait soigneusement évalué son effronterie. « Il devait donner l’apparence d’une totale confiance en soi, comme s’il ne craignait rien. » (p. 30). Les Japonais ne châtièrent pas l’insolent mais temporisèrent. C’est ainsi que s’ouvrit l’ère Meiji durant laquelle le Japon se modernisa jusqu’à détruire en 1905 la flotte russe.

Mais comment a émergé l’hubris de la modernité ? Une anthologie de l’histoire des idées pourrait l’expliquer. Il y a certes la Renaissance, la Réforme protestante, la naissance de la science moderne mais surtout la sécularisation du Christianisme. L’idée prométhéenne de progrès serait « comme une autre formule du péché originel car, goûter du fruit de l’arbre de la connaissance, c’est savoir tout sur chaque chose, autrement dit, une fois encore, égaler Dieu » (Michel Onfray). Cette inversion de l’idée chrétienne de chute implique un salut sans sauveur, œuvre de l’homme ; elle suppose une eschatologie réalisée ici-bas. La modernité a révélé un affrontement belliqueux entre un « Ego humain » et un « Moi divin », sorte de guerre métaphysique qui n’en finit pas de produire ses effets dévastateurs sur chacun de nous. Elle a engendré des idéologies qui ont déifié la société. Les idéologies sont mortes aujourd’hui  ; demeurent les conflits identitaires. « Toute crise identitaire est une crise messianique et l’histoire des utopies nous montre qu’il y a toujours eu messianisme dans des phases de désintégration sociale. » (F. Thual) Ce trait est inscrit dans le christianisme depuis l’Antiquité tardive. L’Occident chrétien est marqué par deux doctrines hétérodoxes : le Pélagianisme prométhéen qui proclame le salut par les œuvres de l’homme  ; et le Gnosticisme faustien qui enseigne le salut par la connaissance. Le mouvement gnostique occidental le plus influent est le Joachimisme, magistralement étudié par Henri de Lubac (La Postérité spirituelle de Joachim de Flore). Pélagianisme et Gnosticisme joachimite sont précisément les deux dangers de la modernité contre lesquels l’actuel Pape François mène la lutte au nom d’une réconciliation de l’homme avec la nature et avec lui-même. La lettre Placuit Deo (2018) et l’exhortation Gaudete et Exultate (2018) explicitent les risques de l’hubris. La Philautie a besoin de l’intellect et de la volonté pour produire ses effets destructeurs.

Au bout de cinq siècles de suprématie occidentale, maintenant que les idéologies sont mortes, le monde se retrouve emporté par les turbulences d’un prétendu conflit de valeurs. D’un côté, l’Occident ivre de ses propres utopies et la vague de wokisme qui est l’aboutissement de la dématérialisation gnostique de la réalité. En face, le camp de l’ordre et du pouvoir coercitif, au nom de valeurs traditionnelles, notamment religieuses. Au milieu de ce capharnaüm, les innocents meurent par milliers en Ukraine et sur la terre qui vit naître le Christ.

Quel remède contre la Philautie ? Sans doute la Déclaration d’Abu-Dhabi sur la fraternité humaine (2019). Mais ce n’est qu’une déclaration d’intentions. Comment traduire politiquement ce document face à Gaza ? Maintenant que nous avons éteint les lampions des Lumières, la fraternité pourrait-elle nous convaincre, comme Paul de Tarse, que « j’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante ». (1 Corinthiens 13 :1).

Le Labyrinthe des égarés. L’Occident et ses adversaires d’Amin Maalouf, Éditions Grasset & Fasquelle, Librairie Antoine (édition spéciale Liban), 2023, 445 p.

La guerre de Gaza qui se déroule sous nos yeux apparaît comme l’épilogue naturel de l’essai d’Amin Maalouf, Le Labyrinthe des égarés. L’ouvrage s’ouvre sur la défaite militaire russe en 1905 contre le Japon, face à l’île de Tsushima. Il s’achève en interrogations angoissées sur la guerre d’Ukraine, l’avenir de l’Occident et du monde, qui rappellent les déplorations...
commentaires (2)

Œuvre magnifique= a lire ou relire "Les identités meurtrières" paru en 1988 et toujours d'actualité

Cartier Murielle

19 h 28, le 22 novembre 2023

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Commentaires (2)

  • Œuvre magnifique= a lire ou relire "Les identités meurtrières" paru en 1988 et toujours d'actualité

    Cartier Murielle

    19 h 28, le 22 novembre 2023

  • L'immense erudition d'Amin Maalouf est un objet de fierte pour tout Libanais.

    Michel Trad

    10 h 25, le 19 novembre 2023

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