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La pionnière Leïla Baalbaki a vécu

Leïla Baalbaki s’installe à Londres après avoir abandonné très tôt l’écriture et fait couler beaucoup d’encre à Beyrouth dans les années 60. Elle a fondé le roman féministe arabe contemporain à l’âge de 22 ans.

La pionnière Leïla Baalbaki a vécu

© Mansour El Haber

C’est en 2009, pendant le Salon du livre de Beyrouth, que j’ai fait la connaissance de la romancière libanaise Leïla Baalbaki, pionnière du roman féministe contemporain au Liban. Cette année-là, Leïla est retournée à Beyrouth après avoir vécu de longues années à Londres. Elle se trouvait au Salon du livre pour la signature de ses romans Je vis et Les Dieux défigurés, en plus de son recueil de nouvelles Le Voyage de Hanan à la lune, que Dar al-Adab avait réédités ensemble. Entourée de ses livres, Leïla n’avait rien perdu à son charme d’antan.

Dans les années 70, quand j’étais au lycée, j’étais complètement captivé par ses œuvres que je lisais avec beaucoup d’enthousiasme. Après notre rencontre, j’ai pris le pli de m’enquérir de ses nouveaux projets à chaque fois que l’occasion de lui parler se présentait. « Je suis en train d’écrire », me répondait-elle inlassablement. Dans les années 60, elle était la « grande » romancière de Beyrouth, surtout lorsque son œuvre Le Voyage de Hanan à la lune a été interdite, car jugée érotique. Traînée devant les tribunaux, elle gagne son procès.

Leïla Baalbaki a rendu l’âme à Londres il y a quelques jours, à l’âge de 89 ans. Elle est indéniablement pionnière du roman féministe contemporain. En sa qualité de femme instruite, elle appelle audacieusement à l’émancipation sur les plans politique, confessionnel et intellectuel et s’engage encore plus sur la voie de l’émancipation au moyen d’articles publiés dans les magazines Ad-Dustour, Al-Ousbou‘ al-‘Arabi et Al-Hawadeth.

Son roman exceptionnel Je vis, publié en 1958, alors qu’elle n’a que 22 ans, est un choc littéraire et culturel. Il a eu un impact considérable sur les lecteurs, écrivains et intellectuels des générations qui ont suivi. C’est d’ailleurs le premier roman féministe arabe traduit en français par les soins de Michel Barbot en 1960 et paru aux célèbres éditions du Seuil à Paris.

Je vis est mentionné dans la célèbre revue Shi‘ir qui annonce sa parution à l’hiver 1958. « Cette œuvre aura une incidence considérable sur l’avenir du roman arabe », peut-on y lire. Cette annonce est remarquable d’abord au vu de son contenu mais aussi dans l’adoption d’un roman par la revue Shi‘ir qui ne s’intéresse, en temps normal, qu’à la poésie contemporaine et ses défis. Quelques mois plus tard, le roman connaît un succès retentissant auprès de la critique, devenant une sorte d’événement romanesque dans les années 60 à Beyrouth, la ville de la modernité, entre autres capitales arabes. Le roman est presque une « révélation ». Il suffit de dire Je vis pour que l’image de l’héroïne Lina Fayyad vienne à l’esprit des critiques, des écrivains et des lecteurs.

Dans l’encyclopédie Écrivaine arabe (Conseil supérieur de la culture en Égypte), et dans la section consacrée au roman féministe libanais, la critique Youmna el-Eid choisit l’œuvre Je vis comme premier roman féministe contemporain, la décrivant comme « une référence dans le développement du roman arabe au Liban ». Je vis occupe toujours la même place historiquement. C’est le premier roman érotique au sens existentiel profond qui, d’une part, se rebelle contre l’héritage romanesque du Liban, faisant de Beyrouth un cadre spatial, et de l’ère moderne, un cadre temporel. D’autre part, le roman se rebelle contre l’art romanesque classique ou traditionnel et contre le concept de la personnalité positive et le système structurel, donnant au moi du narrateur la possibilité de s’écrouler librement et de devenir l’axe principal autour duquel tournent les événements.

C’est surprenant de constater que cette écrivaine est demeurée prisonnière de ce roman et a mis fin à son parcours de romancière en 1960, en publiant Les Dieux défigurés qui n’a pas connu le même succès. Cependant, elle ne s’est jamais éloignée du monde des romans. En 1964, le ministère de l’Information interdit son recueil de nouvelles Le Voyage de Hanan à la lune. Au banc des accusés, l’histoire dont le recueil porte le nom. Elle comprendrait un paragraphe ou une phrase qualifiée d’érotique, où l’on retrouve le verbe « lécher ». Leïla Baalbaki a été jugée puis arrêtée. Par la suite, le tribunal est revenu à contrecœur sur la décision d’interdiction, acquittant l’écrivaine et son histoire. C’est le regretté avocat Mohsen Slim – père du martyr Lokman Slim et de l’écrivaine Rasha al-Ameer – qui avait à l’époque assuré la défense de la romancière grâce à un célèbre plaidoyer. Cette phrase érotique paraît bien insignifiante de nos jours.

L’expérience de Leïla Baalbaki aura duré six ans, au bout desquels elle a abandonné le roman pour se consacrer entièrement au journalisme.

Je ne sais pas si Leïla Baalbaki a été, dès son plus jeune âge, exposée à la littérature existentialiste ou si elle a lu les œuvres de Simone de Beauvoir et de Françoise Sagan, empreintes d’oisiveté et d’indifférence. Leïla Baalbaki a-t-elle lu Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir qui a suscité une grande polémique lors de sa publication en 1949 ? Dans Mémoires d’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir écrit : « Le jour où j’eus dix-neuf ans, j’écrivis, dans la bibliothèque de la Sorbonne, un long dialogue où alternaient deux voix qui étaient toutes deux les miennes : l’une disait la vanité de toutes choses, et le dégoût et la fatigue  ; l’autre affirmait qu’il est beau d’exister, fût-ce stérilement. » Le hasard fait que ce livre a été publié en 1958, l’année de parution de Je vis.

L’héroïne du roman, Lina Fayyad, ressemble-t-elle à Leïla Baalbaki ? C’est une question à laquelle seule l’écrivaine peut répondre ! Leïla Baalbaki est née en 1934 dans une famille chiite originaire du sud du Liban. Elle a étudié à l’université Saint-Joseph de Beyrouth avant d’occuper un poste de fonctionnaire au secrétariat du Parlement libanais entre 1957 et 1960. Elle s’est ensuite lancée dans une carrière de journaliste (Al-Hawadeth, Ad-Dustour, An-Nahar et Al-Ousbou‘ al-‘Arabi…)

Lorsque la guerre libanaise éclate en 1975, Leïla s’établit à Londres et s’éloigne du journalisme puis s’isole progressivement des milieux littéraire et journalistique. On dit qu’elle a refusé tout entretien à la presse, préférant rester dans l’ombre après avoir fait tant parler d’elle dans les années 60 et 70. Que la romancière ait renoncé à l’écriture au sommet de sa célébrité demeure un mystère : pourquoi l’écrivaine de Je vis a-t-elle abandonné l’écriture aussi tôt ? Était-ce en lien avec l’écriture elle-même ? Ou pensait-elle que c’était tout ce qu’elle avait à offrir en tant que romancière, malgré le peu qu’elle a écrit ?

Traduit de l’arabe par Nada Sleiman

C’est en 2009, pendant le Salon du livre de Beyrouth, que j’ai fait la connaissance de la romancière libanaise Leïla Baalbaki, pionnière du roman féministe contemporain au Liban. Cette année-là, Leïla est retournée à Beyrouth après avoir vécu de longues années à Londres. Elle se trouvait au Salon du livre pour la signature de ses romans Je vis et Les Dieux défigurés,...

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